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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « Roman fleuve » (Antoine Piazza)

Pour échapper à ses ennemis, le gouvernement français décide de faire disparaître l’ensemble de la population du pays dans le monde de la fiction. Un roman résolument fou et inclassable.

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J’étais sans nouvelles de Béring depuis huit ans et je ne l’aurais certainement jamais revu s’il n’y avait eu cette convocation signée de sa main. Ce fut le nom de Béring, en effet, qui me décida ; après mon exclusion de la Délégation, je sus que le directeur avait été le seul, dans ce collège de cadres qui programmait nos missions, à refuser d’ajouter son nom au procès-verbal signifiant mon congé. Mais, après huit ans de petits boulots, huit ans pendant lesquels j’avais juré tous les jours que pour rien au monde je ne reprendrais du service, je réalisai, en roulant sur ces chemins perdus, au milieu de salines abandonnées, que j’avais tout laissé sans hésiter un instant. Je voulais me persuader qu’il y avait beaucoup de curiosité dans ma démarche, qu’une telle convocation allait effacer huit ans d’ennui, je savais en fait que j’accourais une fois de plus comme un chien.

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Au sein de l’Union Européenne, les choses se passent de plus en plus mal pour la France. Restrictions de souveraineté et convoitises diverses s’accumulent, au point qu’un jour, ne disposant plus des armes nécessaires au pays pour se défendre, le Président, très fin lettré, décide de lancer un projet confidentiel à partir d’un concept développé jadis en secret, durant la deuxième guerre mondiale, par le plus grand écrivain français vivant, désormais centenaire et retiré dans sa propriété presque inaccessible, au cœur de ses Antilles natales. Tandis que des fonctionnaires dévoués préparent en urgence le thésaurus des textes de fiction qui permettra d’accueillir la population en son sein, un ex-collaborateur écarté huit ans auparavant après un terrible scandale, Jean-Pascal Viennet, véritable puits de science littéraire, est convoqué en urgence pour résoudre les ultimes problèmes rencontrés dans la mise au point du transfert. Alors que les forces militaires des ex-alliés européens déferlent sur le pays, c’est peut-être bien dans un terrain d’essai, au bord d’un Rhône en crue déchaînée, et dans la capacité de Viennet à identifier des personnages de fiction incarnés, à certains détails presque invisibles, que se joue désormais le sort de la France.

 

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– La Délégation a été chargée par le Président, dit-il sans chercher un instant à reprendre sa respiration, durement éprouvée par l’ascension d’un court escalier en colimaçon, la Délégation a été chargée de réaliser l’édition définitive de la littérature française, depuis Loup de Ferrières jusqu’à Eugen Kleber-Gaydier.
Béring se tut un instant afin de reprendre son souffle. Il agrippa ensuite mon bras et reprit avec fièvre :
– Une entreprise sans précédent… Aucun pays n’a jamais fait un tel retour sur lui-même. Nous sommes en train de rassembler tous les textes que nos compatriotes ont un jour connus à l’état de publication… Vous devez savoir, vous qui avez travaillé à la Délégation à une époque où nous n’avions pas d’autre mission que de surveiller la langue, de contrôler les auteurs, les traductions, d’autoriser les rééditions, que ce travail pour colossal qu’il apparaisse n’est pas impossible. Il faut se rappeler le réseau extrêmement dense que la Délégation a su créer dans les antennes régionales. La plupart des fonctionnaires que les événements de février ont jetés dans l’inactivité ont répondu sans hésitation à mon appel. Peu leur importe que ce travail ne soit pas encore rémunéré, car ils savent que le Président a, pour le moment, d’autres soucis que celui de reconnaître ces modestes tâcherons… Ces gens-là travaillent pour la gloire du pays. C’est ainsi qu’on retrouve dans les provinces les plus reculées des éditions inestimables d’auteurs inconnus, des tirages limités d’œuvres éternelles, des romans apocryphes et des thèses d’universitaires obscurs, des lettres d’auteurs célèbres, des gloses denses et presque illisibles, emmagasinées dans des bouquins rongés par les poissons d’argent. Le tout nous arrive par les moyens que la technologie moderne met à notre disposition… Nous recevons d’authentiques pièces de collection par les messageries du gouvernement, je vous en ai dit un mot tout à l’heure, et nous recevons nuit et jour, sur notre collecteur télématique central, des ouvrages anciens, des préfaces, des biographies, des notices, tout ce qui entoure la littérature comme l’écorce entoure l’orange…

 

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Antoine Piazza est un instituteur de 42 ans en 1999 lorsqu’est publié ce premier roman aux éditions du Rouergue. Concevant cette machination d’une rare audace fantastique ou science-fictive, construisant une subtile satire qui mêle un condensé de France gaullo-mitterrandienne associant très étroitement grandeur et ridicule à une farce littéraire sophistiquée allant beaucoup plus loin dans ses enjeux que le « Tiré à part » (1993) de Jean-Jacques Fiechter, l’auteur parvient à nous offrir un trésor vertigineux de malice et de folie, en même temps qu’un hommage d’une profonde et saine ambiguïté quant aux vertus de la littérature en tant que telle. En 2013, remettant l’ouvrage sur le métier, il en réécrira des parties significatives, pour proposer notamment, toujours aux éditions du Rouergue, un final de sa formidable fable pour lui plus satisfaisant et plus solide.

– J’en conviens, mais vous gâchiez alors une belle carrière…
– Une belle carrière ? Mais quelle carrière ? Écrire ce livre stupide était-il plus grave que de remanier les chefs-d’œuvre des siècles passés ? Depuis des années, je remettais les grands classiques au goût du jour. Vu que l’État disposait de sa littérature comme du littoral ou des forêts, et que l’on pouvait effacer de chaque livre les incorrections grammaticales tout comme les personnages ambigus, les villes trop étroites, les rues trop sales, les opinions saugrenues, de la même façon que l’on jetait des digues sur l’eau pour construire des immeubles ou que l’on faisait des coupes infinies dans les massifs, je n’étais plus qu’un artisan appliqué, chargé de la réfection des lettres comme d’autres étaient chargés de la remise à neuf des clochers…
– Vos attributions étaient clairement définies dans un contrat que personne ne vous avait obligé à signer…

 

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C’est grâce à Francis Berthelot et à sa toujours précieuse « Bibliothèque de l’Entre-Mondes », véritable mine d’or permanente pour les amatrices et les amateurs d’explorations aux frontières entre les genres littéraires, que j’ai découvert ce roman qui s’y voyait comparé, pour son jeu de fiction dans la fiction, à « La Fontaine pétrifiante » de Christopher Priest. Il ne faut pas s’y laisser emberlificoter par le ton bureaucratique et les paroles souvent mielleuses dont une bonne part des « amoureux de la littérature » ici mis en scène masquent leur cynisme et leur savoir-faire politicien, et que, comme dans l’excellent « Exemplaire de démonstration » de Philippe Vasset ou dans « Les falsificateurs » d’Antoine Bello ou, plus récemment, dans « La Toile » de Sandra Lucbert, les motivations apparentes des protagonistes ne sont pas toujours véritables. Une scène d’anthologie, racontée à distance à propos d’un certain bunker berlinois de 1945, vient d’ailleurs nous rappeler discrètement et à point nommé qu’ici aussi, l’enfer peut tout à fait être pavé de bonnes intentions. Et l’art subtil et ambigu d’Antoine Piazza fait merveille de cela.

– Mais pourquoi donner une telle importance à une entreprise qui apparaît bien marginale dans le contexte que vous décrivez ?
– Quand une bête est traquée, elle peut affronter l’ennemi de face ou se replier dans sa tanière… Elle doit craindre un combat ou un assaut ; celui-ci laisse du répit, celui-là offre la gloire, dans les deux cas, c’est la mort… Il n’y a pas d’autre issue pour les soldats, pour les hommes ordinaires… Le Président n’est pas de cette étoffe : alors que ses adversaires l’imaginent terré dans un quelconque bunker ou se portant stupidement à la tête de ses troupes, il dispose d’une arme nouvelle, celle que nous construisons ici, précisément, et dont seulement une dizaine de personnes à ce jour connaissent l’usage…
– Faire la guerre avec des livres n’est pas nouveau…
– Il ne s’agit pas de faire la guerre mais de lui échapper… Nous dressons l’édition complète de notre production littéraire de la même façon que nous établirions une base sur Mars ou sur la Lune pour échapper à un conflit atomique. C’est tout simple : le jour de sa parution, le Président…
Béring s’assura que le petit bonhomme en gris était assez éloigné pour ne pas entrer dans la confidence. Il prit ensuite dans sa poche un monocle cerclé d’argent, le riva sur son oeil en insistant longuement sur la chair de sa joue et poursuivit :
– Le jour de sa parution, vous dis-je, le Président déclarera l’entrée du pays dans le monde de la fiction.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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