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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Sucre noir » (Miguel Bonnefoy)

Mirages et hasards de la fortune sur les traces d’un trésor légendaire des Caraïbes.

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Miguel Bonnefoy avait montré son talent dans «Le voyage d’Octavio» pour parer les événements historiques et ses personnages d’attributs de légende, à partir d’une mythologie initiale irrigant tout le roman. Dans la filiation de ce premier roman, «Sucre noir», paru le 16 août 2017 aux éditions Rivages, s’ouvre sur l’image fantastique d’un navire naufragé au milieu d’une forêt et qui s’enfonce vers l’abîme, son capitaine refusant de se délester de l’or qui l’alourdit, une vision du dernier naufrage imaginaire du célèbre et sanguinaire flibustier Henry Morgan (1635-1688).

«Le jour se leva sur un navire naufragé, planté sur la cime des arbres, au milieu d’une forêt. C’était un trois-mâts de dix-huit canons, à voiles carrées, dont la poupe s’était enfoncée dans un manguier à plusieurs mètres de hauteur. À tribord, des fruits pendaient entre les cordages. À bâbord, d’épaisses broussailles recouvraient la coque.
Tout était sec, si bien qu’il ne restait de la mer qu’un peu de sel entre les planches. Il n’y avait pas de vagues, pas de marées. D’aussi loin que s’étendait le regard, on ne voyait que des collines. Parfois, une brise passait, chargée d’un parfum d’amandes sèches, et l’on sentait craquer tout le corps du navire, depuis la hune jusqu’à la cale, comme un vieux trésor qu’on enterre.»

À partir de cette vision fondatrice, le roman démarre trois siècles plus tard, dans le village installé à l’endroit de la disparition du navire, dans cette région agricole où l’on cultive le café, les bananes et la canne à sucre. La légende des trésors perdus du capitaine Henry Morgan perdure et attire les chercheurs d’or sur cette terre, autour de la modeste ferme de la famille Otero qui se trouve là, à l’orée de la forêt.

Henry Morgan par E. C. Stedman (1888)

Comme de nombreuses légendes, l’histoire de «Sucre noir» s’étend sur plusieurs siècles et l’on suit trois générations de la famille Otero, leur fortune faite et défaite par la culture de la canne à sucre et la distillation du rhum et par la fatalité, et à chaque génération le rêve d’or d’un chasseur de trésors qui vient à cet endroit précis, exalté par sa quête du précieux métal, tandis que d’autres rêvent de trésors qui se trouvent dans les cœurs ou dans la nature.
Chaque rencontre modifie le destin des personnages, et leurs rêves sont transformés, détournés ou s’envolent en fumée par le jeu du hasard.

«Si les étoiles étaient en or, je creuserais le ciel.»

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Miguel Bonnefoy, qui est né de mère vénézuélienne et de père chilien, et pour qui le français est donc la langue de l’écriture, semble rechercher d’autant plus les splendeurs de cette langue, parfois avec emphase mais surtout avec sensualité. Chaque personnage prend corps dans une singularité visuelle, olfactive et sensuelle, magnifié par une écriture à la fois précise et luxuriante, échappant ainsi au stéréotype réducteur de ses aspirations.

«C’était un Espagnol d’une soixantaine d’années, le cheveu feutré comme du poil de taupe, le nez cassé, et un sourcil circonflexe qui lui donnait, quand il le soulevait, la marque d’un aristocrate.»

La langue, parlée et écrite, apparaît souvent comme un attribut essentiel des personnages de Miguel Bonnefoy : quand ils ont des faiblesses, les personnages sont aussi diminués du côté du langage, comme si ce qui comptait par-dessus tout était de pouvoir décrire le monde, de pouvoir le ressentir avec les mots autant qu’avec les sens. Ainsi Serena Otero, jeune fille au «cœur écaillé d’ennui et d’abandon» dans cette ferme sans joie, est quasiment mutique, mais elle rêve d’amour en écoutant les voix dans son poste TSF, qui lui sont aussi douces que des caresses.

® Luis F. Osorio, Orchidées colombiennes (1941)

«L’enfant naquit ainsi dans cette maison de vieux, pleine d’objets désuets et de meubles anciens, habitée par des êtres sans force ni enthousiasme, épuisés de vivre.
Cette existence solitaire la replia sur elle-même. Elle ne jouait avec personne, ne roulait pas dans l’herbe, évitait les dangers de l’enfance et parlait un espagnol lisse, sans grossièretés, avec un léger accent de province. Elle prit l’habitude de dire peu de chose, d’économiser ses gestes, de paresser.»

Serena Otero a aussi un talent pour dessiner les herbes et les plantes de la foisonnante nature des Caraïbes, auquel «Sucre noir» rend hommage de bout en bout, depuis la vision originelle de la verdure épaisse envahissant le navire naufragé d’Henry Morgan. Le prodigieux trésor d’Henry Morgan qui obnubile les esprits cupides oublieux de la nature fait écho à la rente pétrolière qui a si vite enrichi et tant abimé le Venezuela, comme si la perdition du navire était une métaphore de l’abîme entre l’homme et la nature creusé par le progrès.

Roman émouvant aux allures de conte philosophique, «Sucre noir» est aussi remarquable par la beauté classique de sa forme circulaire, reflet de la fragilité de la bonne fortune et du mirage de l’or, qu’il soit doré ou noir.

Garoupe en parle très justement sur son blog ici.

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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