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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « GEnove / GE9 » (Benoît Vincent)

L’extraordinaire Rubik’s Cube de la ville de Gênes, sous tous ses angles variables.

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Gênes est le fruit de la rencontre plus ou moins fortuite, plus ou moins violente, entre deux réalités : celle de la montagne et celle de la mer. On la décrit comme un port : ce ne serait qu’un port sans son arrière-pays. L’arrière-pays de Gênes, ce sont des montagnes pratiquement à perte de vue, des vallées encaissées, des ubacs mal soleillés et souvent inaccessibles. Il est illusoire de prétendre séparer la montagne et la mer, tout comme il est illusoire de prétendre séparer le centre et sa périphérie ou le ponant et le levant. Elle se donne comme un ensemble et c’est ce qui rend si difficile sa perception.
Ce que j’aime particulièrement en elle, c’est que c’est une ville du sud située dans le nord ; que c’est une ville méditerranéenne liée au Piémont. Et puis c’est une ville où le tourisme peine à polluer l’espace.

L’avant-propos du projet pourrait d’abord sembler presque anodin, accueillant, mais s’exposant au risque du déjà vu, entre guide touristique décalé et compte-rendu de voyages répétés. Mais déjà, entrelardant le propos, des indices directs nous inclinent à penser tout autre chose. Cette approche de la ville de Gênes, concoctée par Benoît Vincent, dont on avait déjà tant aimé le saisissant « Farigoule Bastard » (2015) et le joueur « Local Héros » (2016), déployée sur internet en 2012, avant de donner naissance à cet ouvrage publié au Nouvel Attila en mai 2017, sera résolument tout sauf banale.

Le palais ducal représentait pour toi le symbole même de la ville, non pas seulement comme clef pour tous ses autres palais, mais comme l’expression même du complexe urbain, une tentative réussie dans le monde des humains d’une hétérotopie ou d’un non-lieu accompli, un aleph actualisé.
À la fois maquette et modèle de la ville, il résume, annonce, rappelle, désigne, répète et transcende l’espace complexe et bigarré, la dimension gigogne et fractale de Gênes qui met si souvent à mal nos facultés de représentation.
On pourrait y passer des heures, des journées, à s’étonner des perspectives ou se féliciter de l’ingéniosité ou de l’esthétique, on pourrait presque y vivre, rassembler tout son désir de ville entre ses quatre murs, n’était l’ennui ou la claustrophobie ; si tu n’avais que deux heures à passer ici, voyageur, tu n’irais jamais que là, et toujours que là.

 

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Loin d’une entreprise psychogéographique malgré certaines apparences superficielles et lointaines (Benoît Vincent est d’ailleurs formel à ce sujet, page 200 : « Le psychogéographe que tu n’es pas, et que tu ne souhaites pas être »), « GEnove » lorgne bien davantage du côté des contraintes structurelles et formelles de quelque Oulipo historique et géographique appliqué aux secrets techniques de l’urbanisme. Conçu à l’origine et par la force des hyper-liens comme une sorte de Rubik’s Cube sauvage (et néanmoins fort déterminé) utilisant 9 x 9 = 81 briques de base, le texte ramifie ses parcours possibles, laissant ouverte pour la lectrice ou le lecteur la possibilité du hasard, soigneusement mise à l’écart de l’écriture : une « Marelle » de Julio Cortazar qui s’avèrerait tridimensionnelle, et qui se nourrirait, en guise de puissants appuis, de copieuses listes systématiques (de lignes de bus, de collines, de cours d’eau, d’églises, de marchés – ouverts ou couverts, avec leurs horaires -, d’espèces de cétacés, d’articles de la revue culturelle La Casana – fruit du mécénat de l’une des plus anciennes banques au monde, la Carige -, de communes absorbées par la métropole sous le fascisme – chaque occurrence de l’une d’elles étant marquée par la même notule lancinante -, de graffitis observés sur les ponts et sur les tunnels, de vins, plats et ingrédients – avec éventuellement leurs restaurants attitrés -, mais aussi des comptoirs et colonies génoises de jadis, ou bien des prises d’eau de l’aqueduc de Gênes), présentées parfois dans le corps du texte, mais le plus souvent graphiquement renvoyées, par la magie des estompages et des surimpressions, au filigrane, ou même à l’occasion au palimpseste. La mise à jour des structures (intégrant bien leur poésie cachée), solides et presque métalliques dans leur résistance obstinée, dans leur volonté – serait-on presque tenté de dire -, l’emporte nettement ici sur la joie de la dérive, faussement ludique ou vraiment révoltée.

Comme toute entité urbaine, la ville de Gênes répond à des contraintes topographiques par des choix structuraux. Un document d’urbanisme est de tout temps présent dans une ville, il sous-tend toute ingénierie et toute fondation. Il est sous-texte, le sous-texte qui est aussi poétique (imaginaire-langagier) que politique (idéologique-culturel). C’est son modèle, son rêve, son fantasme, son utopie.
Le sous-texte est présent dans l’agencement des rues, des ruptures de pentes, des murs, des séparations, de la gestion des zones vides ou blanches, des terrains vagues, des arrière-cours, tout comme il est présent dans les places et les palais, leur orientation, le choix des matériaux, acier ou granit ici, marbre ou verre là.
Le sous-texte est plus présent encore dans l’organisation des rues que dans leur nom.
La ville est typologique plus que toponymique. Les noms de la ville existent et s’incarnent (se composent) en un objet très visible : la carte.

 

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L’Antonio Tabucchi du « Fil de l’horizon », l’Arno Bertina d’ « Anima motrix » et le Roberto Ferrucci de « Ça change quoi » sont très directement et officiellement présents dans ces lignes, catalyseurs puissants, comme l’Italo Calvino des « Villes invisibles », d’autres enquêtes et inquisitions potentielles dans le lacis des ruelles du centre comme au long des promenades du bord de mer, par les ascenseurs qui gèrent partout la déclivité structurant cette ville pas comme les autres ou par les rues oubliées et presque montagnardes qui la surplombent – pérégrinations une fois encore clairement orientées vers des objectifs précis qu’il appartient à la lectrice ou au lecteur de découvrir avec un certain émerveillement, même lorsqu’il s’agira du fatal encagement d’un certain sommet du G8 de sinistre mémoire. Mais plus souterrainement, il est sans doute possible de détecter des échos et des correspondances sourdes avec le cartographe Emmanuel Ruben de « Jérusalem terrestre » et de « Dans les ruines de la carte », avec le Sébastien Ménard de « Soleil gasoil » (car il y a bien du carburant proche de la surchauffe, et pas mal de poussière prête à voler, sous ce soleil parfois brumeux) ou avec le Jean-Yves Jouannais des « Barrages de sable » – car les châteaux provisoires affluent à bien des pages, et nulle part plus joliment que lorsque s’arpente la passeggiata a mare Angela Garibaldi, au long balnéaire de l’oriental quartier de Nervi (souvenir personnel et enchanté de ce lecteur-ci, par ailleurs).

Dans ses travaux sur la Méditerranée (comme La Méditerranée et le monde méditerranéen à l’époque de Philippe II, en 1949), Fernand Braudel rapproche Gênes de Séville et Dubrovnik, toutes trois mises en balance dans la naissance du capitalisme moderne.
On dirait que ces âges reculés ne diffèrent guère des nôtres. Mieux : que les nôtres s’assimilent de plus en plus à ceux-là.
La folie du jeu, sa pathologie, est peut-être à l’œuvre dans le capitalisme actuel, le lointain descendant d’une manière nouvelle d’organiser les relations sociales nées à l’époque de la République génoise. En un glissement aussi discret qu’il est significatif, le destin des sociétés n’émane plus de la volonté commune des citoyens rassemblés en institutions politiques et séculières (ce qu’on appelle vulgairement la souveraineté), mais de complexes machines à calculer entre les mains de quelques experts non élus (comme par exemple les dirigeants du pays, du continent). En ce sens, la théorie de Fernand Braudel se serait tragiquement actualisée.

 

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Sous le signe du troubadour rock Fabrizio De André, il sera aussi question des correspondances méditerranéennes avec Alexandrie, Beyrouth, Dubrovnik, Catane, Naples, Thessalonique, et surtout Marseille, de l’invention médiévale du commerce des promesses (selon l’heureuse expression de Pierre-Noël Giraud), des flux migratoires, des empilements archéologiques, du travail social de la mémoire, des luttes ouvrières, des travaux architecturaux singuliers et des friches industrielles de grande ampleur, de bateaux, d’îles et de fantômes. Tout ce qui peut s’avérer nécessaire à la reconstruction patiente, fiévreuse et poétique, de l’identité de cette ville coincée entre ciel et eau, qui fut la Superbe et qui demeure une extraordinaire bizarrerie, sera soigneusement mobilisé et projeté contre les 80 autres éléments, nous offrant des séries entières de chocs libérateurs. Et c’est ainsi que Benoît Vincent nous offre bien davantage qu’une ville, fût-elle unique : une démarche littéraire fondamentale, construite et étagée, pour appréhender une essence par nature volatile et fragile, sous les amoncellements de l’Histoire et du réel – comme nous l’annonçait sans ambages le beau sous-titre de « Villes épuisées ».

GE9, pour GEnove, pluriel de Genova, n’est pas un livre, et ne peut en être un.

 

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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