«À quoi ressemblerait le monde si Dino Egger avait existé ?»
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Éric Chevillard semble capable de tout, de choisir un sujet – l’arrivée inopinée d’un hérisson sur sa table de travail ou bien la détestation du gratin de chou-fleur -, ou un non sujet – ici les conséquences pour le monde de la non-existence d’un génie avéré, Dino Egger, et la traque de ce génie en creux par le désespérant Albert Moindre – et de le déplier dans son texte pour en faire un monde. Laborieusement, Albert Moindre cherche les traces du grand homme qui ne fut pas, et reformule les inventions que celui-ci aurait pu apporter au monde s’il avait existé.
«Et n’est-il pas affligeant, quand on sait tout l’osier qui a poussé sur cette terre depuis l’aube des temps, n’est-il pas affligeant de penser qu’il ne s’en trouva pas douze brins pour tresser un berceau à Dino Egger ? Il y a de bonnes raisons de pleurer, nous en possédons tous un joli lot dont nous sommes du reste assez jaloux, mais celle-ci est sans doute la seule qui nous soit commune.»
Paru en 2011 aux éditions de Minuit, un an après «Choir» et en même temps que «L’autofictif père et fils», ce texte est brillant, Albert Moindre et Dino Egger devenant les représentations de l’auteur et de sa fiction, de cette grande œuvre qui sans cesse se dérobe, de la tentation de l’auteur de fusionner en son personnage, de l’alternance chez l’écrivain – et chez l’homme – du sentiment de sa grandeur et de sa médiocrité.
Mais le génie d’Éric Chevillard ne s’arrête pas là : ce propos insensé, autour de l’identité imaginaire et mouvante de Dino Egger, comme celle de «Palafox», devient sous sa plume virevoltant et immensément drôle, source d’une jubilation totale. Albert Moindre saute d’une hypothèse à l’autre en imaginant ce qu’aurait pu être la vie manquée de Dino Egger, le dépeignant successivement en génie, en monstre, croyant tout à coup trouver ses écrits puis retombant dans un désespoir sans fond, voulant enfin s’effacer au profit de Dino Egger, dans un kaléidoscope hilarant qui lie dans un même récit l’intelligence la plus brillante et l’imagination la plus débridée, celle de l’enfance.
«Albert Moindre se fait oublier. Dans sa barbe, il s’est bâti une cabane de fortune, il vit de la chasse et de la pêche, il élève quelques chèvres. Il est seul à se retrouver dans cet inextricable taillis. Plus pour très longtemps, il commence lui-même à perdre ses repères, il s’égare en portant la nourriture à sa bouche, il fait de longs et inutiles détours. Dans sa barbe, il devient étranger à lui-même ; il est à la fois l’explorateur et l’indigène ; l’explorateur ethnologue curieux de l’indigène et l’indigène anthropophage curieux de l’explorateur. Ils se livrent à de curieux échanges de fléchettes et de colifichets. La barbe croît toujours et prolifère sur le cadavre en décomposition de Moindre ; le loup va venir des Alpes et l’ours des Pyrénées pour ronger ses os ; on attend aussi la panthère et le puma qui, depuis leurs forêts déboisées, ont flairé les odeurs suaves de mousse et de pourriture en provenance de cette barbe luxuriante, nouveau poumon de la planète : déjà se manifeste l’action bienfaisante de Dino Egger, et il n’est guère surprenant que les animaux soient les premiers à la ressentir.»
Comme le dit si justement Pierre Jourde sur son blog : «lire un livre de Chevillard, c’est être un enfant au cirque.»
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