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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture bis : « Marcher droit, tourner en rond » (Emmanuel Venet)

La somptueuse mise en scène d’un syndrome d’Asperger, l’espace d’un enterrement, en révélateur de la construction de l’hypocrisie sociale.

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Je ne comprendrai jamais pourquoi, lors des cérémonies de funérailles, on essaie de nous faire croire qu’il y a une vie après la mort et que le défunt n’avait, de son vivant, que des qualités. Si un dieu de miséricorde existait, on se demande bien au nom de quel caprice il nous ferait patienter plusieurs décennies dans cette vallée de larmes avant de nous octroyer la vie éternelle ; et si les humains se conduisaient aussi vertueusement qu’on le dit après coup, l’humanité ne connaîtrait ni les guerres ni les injustices qui déchirent les âmes sensibles. On me rétorque souvent que je schématise les situations complexes à cause de mon syndrome d’Asperger, mais je me contente de raisonner logiquement, comme chacun devrait s’y astreindre. À quarante-cinq ans, depuis longtemps sorti de l’enfance et peu soucieux d’encore me bercer d’illusions, je prétends pouvoir me forger des opinions pertinentes sur ces questions. En l’occurrence, j’assiste pour la quatrième fois de ma vie à des funérailles et je suis une fois de plus révolté par les énormités que j’y entends.

Publié en septembre 2016 chez Verdier, ce nouveau roman d’Emmanuel Venet éclaire avec une acuité redoutable un nouveau pan de la complexe relation entre santé mentale et société, relation que l’auteur explore avec ferveur, intelligence et poésie depuis son « Précis de médecine imaginaire » (2005) et son « Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud » (2006). Pour sonder cette fois la part de construction sociale que comporte en plein comme en creux le trouble psychiatrique, l’auteur recourt avec un terrifiant humour pince-sans-rire à un narrateur tout en monologue intérieur, l’espace d’une cérémonie funéraire, durant laquelle son syndrome d’Asperger se heurte, de façon répétée, tonique et hilarante, aux vérités qui-ne-sont-pas-bonnes-à-dire et aux conventions sociales qui-permettent-la-vie-en-société.

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Sofia Helin dans « Bron » (2011)

Et j’aurais soigneusement évité de multiplier l’horripilante approximation consistant à présenter ma grand-mère comme une centenaire. Certes, elle est morte une semaine seulement avant son centième anniversaire, il s’en fallait donc de peu, mais en toute rigueur le compte n’y était pas. À mes yeux, le simple fait d’appeler centenaire une personne de quatre-vingt-dix-neuf ans et cinquante et une semaines ruine la crédibilité du discours tout entier. Et de fait, on pourrait écrire un livre rien qu’en énumérant les erreurs proférées depuis le début de l’office. Par exemple, ma tante Lorraine a demandé qu’on fasse jouer la chanson de Maurice Chevalier Dans la vie faut pas s’en faire, censée avoir bercé l’enfance de ma grand-mère Marguerite, ce qui relève à mon avis de la faute de goût lors d’une célébration funéraire, mais surtout de l’erreur historique puisque Maurice Chevalier a enregistré cette chanson en mille neuf cent quarante : âgée de vingt-six ans, ma grand-mère allaitait ma tante Solange et n’avait plus rien d’une enfant. Plus sobre, mon père a demandé l’Adagio d’Albinoni, que la dame Vauquelin a annoncé tout en faisant jouer la Vocalise de Rachmaninov qu’elle a présentée comme tirée d’un prétendu disque d’Albinoni intitulé Adagios célèbres : comment supporter une telle inculture chez une femme qui fait profession d’enterrer ses contemporains ? Sans oublier que ma tante Lorraine, encore elle, a obtenu de lire un poème de son cru dont l’indigence le dispute à l’insincérité : « Maman joyeuse, maman rieuse, maman gracieuse, maman rêveuse, maman chaleureuse, maman travailleuse, maman berceuse, maman fabuleuse, maman facétieuse, maman lumineuse, maman tricoteuse, maman audacieuse, maman généreuse, maman fougueuse mais surtout maman heureuse. » Certes, ma grand-mère Marguerite entretenait sa maison et aimait tricoter, mais pour le reste le portrait prend beaucoup de libertés avec le modèle. Quitte à retenir cette forme littéraire simplette, à la place de ma tante Lorraine j’aurais personnellement écrit « Maman menteuse, maman grincheuse, maman teigneuse, maman coureuse, maman oublieuse, maman rabâcheuse, maman truqueuse, maman râleuse, maman boudeuse, maman sermonneuse, maman cauteleuse, maman querelleuse, maman chicaneuse, maman rancuneuse, et surtout maman malheureuse ». Il faudrait y ajouter les fables de l’oraison, dans laquelle il a été dit que ma grand-mère Marguerite disparaissait comme une voile à l’horizon, mais pour apparaître de l’autre côté de la mer où quelqu’un l’attendait. Et aussi les anaphores usées de l’Ecclésiaste débitées d’une traite par mon petit-cousin János, sans oublier les lapalissades de l’épître de saint Paul, selon qui il faut vivre pour mourir et mourir pour ressusciter : voilà qui donne une idée de l’amateurisme et de la niaiserie générale de la cérémonie.

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Clémence Poésy dans « Tunnel » (2013)

Considéré comme un stade relativement bénin (et assez récemment mis en évidence – les travaux décisifs du pédiatre autrichien Hans Asperger datent de 1944, mais n’ont été traduits en anglais et répandus par Uta Frith qu’en 1991, nous rappelle Wikipédia) des états autistiques, le syndrome d’Asperger se caractérise par un certain nombre de symptômes, parmi lesquels on note, sous diverses formes, une extrême rationalité logique, un nombre limité de centres d’intérêt obsessionnels (notre narrateur est ici passionné – le mot semble faible – de Scrabble et d’accidents aéronautiques) et une adaptabilité sociale très faible : ce trouble psychiatrique développe ainsi tous les atouts d’un filtre extraordinaire à l’endroit des conventions sociales, dont l’aspect artificiel, mensonger et simplement commode (au détriment de la vérité et de la raison) peut ainsi apparaître dans toute sa splendeur. Ce n’est d’ailleurs certainement pas par hasard que les scénaristes suédois et danois de la série à succès Bron (« Le pont ») en 2011, suivis par leurs homologues des adaptations franco-anglaise (« Tunnel », 2013) et américaine (« The Bridge », 2013) ont confié un rôle essentiel à une policière souffrant de ce syndrome spécifique (ou d’une forme très voisine), brillamment incarnée par Sofia Helin (Bron), Clémence Poésy (Tunnel) et, de manière peut-être un peu moins convaincante, Diane Kruger (The Bridge) : signe peut-être d’une ouverture progressive de la culture populaire de qualité à une forme particulière d’altérité largement ignorée ou ostracisée jusqu’à très récemment, conscience d’une formidable possibilité de « révélateur » scénaristique, beaucoup plus probablement.

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Diane Kruger dans « The Bridge » (2013).

Quand j’ai fait part à ma tante de ma surprise à la voir fréquenter autant de mythomanes et de malades mentaux, elle m’a répondu qu’elle me fréquentait bien, moi : preuve qu’elle me prend pour un psychotique au mépris des explications fournies par le professeur Urs Weiss soi-même, qui définit le syndrome d’Asperger comme un variant humain non pathologique voire avantageux, puisqu’il garantit, au prix d’une asociognosie parfois invalidante, une rectitude morale plutôt bienvenue dans notre époque de voyous.

Disposant d’un tel personnage, dont il exploite les ressources mentales et langagières avec un extrême brio, Emmanuel Venet a pu, dans ce « Marcher droit, tourner en rond » (dont le titre à lui seul évoque toutes les ambiguïtés et les risques tant du conformisme social que de la « folie » s’en affranchissant – et l’on songera sans doute alors au puissant « Liquide » de Philippe Annocque), manier avec encore plus de force que précédemment sa forme particulière d’humour des limites, de sous-entendus et de développements – logiques, bien entendu – laissés à l’appréciation de la lectrice ou du lecteur, d’écriture joueuse et pourtant diablement précise, au service d’une démythification salutaire des savants échafaudages d’histoire familiale bien-pensante, de dissimulation des travers humains dès lors qu’il y a du pouvoir – quel qu’il soit – prêt à œuvrer, et du savoir-vivre lorsqu’il n’est que savoir-accepter et savoir-obéir.

Ce qu’en dit fort pertinemment ma collègue et amie Charybde 7 (grâce à qui j’ai découvert ce formidable auteur) est ici. Emmanuel Venet sera chez Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le jeudi 13 octobre prochain à partir de 19 h 30.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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