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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Mikhaïlo Potyk et Mariya la très-blanche mouette » (Elli Kronauer)

La grande byline du héros ensorcelé sauvé malgré lui.

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Cinquième et dernier recueil, paru en 2001 à l’École des Loisirs, de cette singulière voix du post-exotisme volodinien que fut Elli Kronauer, « Mikhaïlo Potyk et Mariya la très-blanche mouette » achève le travail de transmutation et de transfiguration entrepris sur une série de bylines, contes populaires russes traités sur un mode de chant et de récitatif, que l’auteur adapte en profondeur à une époque de centrales nucléaires abandonnées mais toujours menaçantes, d’immeubles délabrés et de voies de chemin de fer désaffectées, – en étroite correspondance avec l’humour du désastre et le sens paradoxal de l’épique qui hantent le corpus post-exotique.

Dans les régions les plus septentrionales de la Russie, des lacs de Carélie jusqu’aux rives de la mer Blanche, les bardes existaient encore au début du XXe siècle. Ils s’installaient devant les villageois pour de longues soirées et, en s’accompagnant d’un instrument à cordes pincées, les gousli, ils déclamaient des chants épiques qui s’étaient transmis oralement depuis près de mille ans, les bylines.
Des ethnologues ont collecté les textes de ces chants, on dispose même de quelques enregistrements sur cire, mais la vieille culture orale n’a pas résisté au contact d’une nouvelle ère historique, et, déjà, très menacée, elle est allée vers son extinction. L’une après l’autre, les voix des derniers bardes se sont tues. (…)

Les bylines se présentent sous la forme de poèmes rythmés, prononcés dans une langue solennelle, extrêmement musicale, mais qui rend un travail de traducteur pratiquement impossible.
Pour Elli Kronauer, il s’agissait de gagner un pari : faire connaître à un public occidental ces histoires et ces héros, mais sans donner l’impression qu’il manipulait des documents morts, poussiéreux, appartenant seulement au monde des musées. Il fallait transmettre des voix d’autrefois en leur donnant la force d’une voix vivante.
Afin de ne pas trahir ce qui constitue une des plus belles matières orales dans l’histoire littéraire de l’humanité, Elli Kronauer a donc à son tout endossé les habits d’un chanteur de bylines, et il a choisi de réinventer le monde épique comme seul un barde aujourd’hui aurait osé l’imaginer, si la tradition des bylines avait continué jusqu’à la fin du XXe siècle : en y introduisant des objets contemporains, et surtout une manière de voir (et d’entendre) qui tienne pleinement compte de notre expérience historique récente.
La mémoire poétique d’Elli Kronauer est la même qu’il y a un siècle, mais Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl ont eu lieu et ont laissé sur notre monde des marques indélébiles. C’est pourquoi on ne peut plus croire de la même manière aux valeurs et aux choses du monde, ni les dire de la même manière.
La mémoire est la même, mais elle a changé. Les bylines d’Elli Kronauer sont russes et conformes à leur modèle original, mais elles sont différentes.

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James Bailey, dans son « An Anthology of Russian Folk Epics », nous apprend que Mikhaïlo Potyk, très puissant guerrier et frère d’aventures d’Ilia Mouromietz et de Dobrynia Nikititch, n’apparaît que dans cette unique byline, qui se trouve aussi être la plus longue connue – et dont la version fournie par Elli Kronauer occupe en effet l’ensemble de ce cinquième et dernier recueil du transcripteur post-exotique, en un unique chant de 140 pages.

Utilisant deux des motifs les plus analysés par Vladimir Propp dans sa « Morphologie du conte », la byline confronte le héros guerrier à la quête de l’épouse et à la femme infidèle, en plongeant ces deux pôles dans un bain acide de mort et de résurrection, de serpent et d’empoisonnement, sous le signe de la fidélité en amitié et du véritable amour qui triomphe des faux semblants. Thèmes « classiques », donc, qu’Elli Kronauer transfigure à nouveau insidieusement pour y inclure certains des plus beaux grains de folie songeuse post-exotique.

Mikhaïlo trotta longtemps dans la plaine sans fin, vers le nord, ne rencontrant absolument plus personne, et, comme il commençait à ressentir la fatigue du voyage, il s’arrêta au milieu des herbes et il descendit de cheval.
C’était un endroit où poussaient des absinthes amères et des absinthes douces, et elles ondulaient sans bruit autour de trois étangs que le soleil couchant illuminait. Mikhaïlouchka dessella son cheval et il l’entrava, et, pour lui-même, il dressa une tente de toile blanche, très propre et élégante. (…)

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Guerrier à la croisée des chemins (Viktor Vasnetzov, 1882)

Or le roi Bakrameï, fils de Vakrameï, avait une fille d’une grande beauté, et cette fille était une mouette très-blanche nommée Mariya.
Mariya la mouette très-blanche ouvrit un des coffres qui encombraient sa chambre et elle en sortit une longue-vue, elle la déplia et elle l’appliqua contre son oeil gauche, et elle se mit à scruter les lointains, les steppes où d’ordinaire rien ne bougeait, sinon les absinthes amères et les absinthes douces, et, pendant un moment, elle n’aperçut rien de surprenant parmi les herbes de la plaine immense, puis elle allongea encore la longue-vue et elle l’appliqua contre son œil droit. La lune se reflétait sur les prairies infinies, elle s’éparpillait dans les ruisseaux et les étangs en mille gouttelettes d’argent, et, soudain, le regard de Mariya capta une tente de toile blanche, très propre et élégante, qui en aucune manière ne ressemblait aux habitations que construisent les nomades pour la nuit. Mariya la mouette très-blanche l’examina avec attention, espérant surprendre un mouvement à proximité, mais nul ne montait la garde devant la porte de lin immaculé, nul n’était visible, nul ne veillait.
Après avoir réfléchi, Mariya pour elle-même chuchota :
– Ce doit être un héros russe, un guerrier russe venu d’un de ces secteurs bizarres où, pour communiquer, les gens ne recourent pas à des parlers siffleurs.

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Mikhaïlo Potyk (par Nikolaï Karazine, 1908)

Si la complexité apparente de l’intrigue, et son ampleur, fort différentes de celles des autres bylines d’Elli Kronauer, nettement plus ramassées, peut y dérouter quelque peu la lectrice ou le lecteur, « Mikhaïlo Potyk et Mariya la très-blanche mouette » fournit néanmoins sans doute la meilleure occasion de saisir dans toute leur puissance les rôles de la scansion et des répétitions, du rythme et des ruptures, des phrases obstinées et des formules acérées, au sein de la narration post-exotique.

Mikhaïlo revêtit sa tenue de voyage, il enfila une combinaison de plomb noir et une chemise de plumes rouges, à sa ceinture il accrocha un sabre à lame légèrement courbe, il monta en selle et il se mit en route selon l’itinéraire qu’il connaissait déjà. Il ne perdit pas une minute, en moins d’une semaine il fracassa les cloisons de fer qui ferment la région des Huit-Cratères, en moins de vingt-huit jours il traversa les forêts goudronneuses, et, trois mois seulement après son départ, il entra dans le domaine où Bakrameï fils de Vakrameï exerçait sa fonction de souverain.
Il attacha son cheval à un tracteur qui se trouvait envasé dans la cour depuis des années, il plongea les mains dans la crinière très noire de son cheval et, affectueusement, il lui caressa la tête, puis il s’occupa de lui et il le fit boire, et ensuite il alla chercher dans une grange un foin extrêmement odorant et agréable qu’il entassa devant lui. Et ensuite il pénétra dans le palais de Bakrameï.

Du même auteur dans la même collection, quatre autres recueils : Ilia Mouromietz et le rossignol brigand (1999), Aliocha Popovitch et la rivière Saphrate (2000), Soukmane fils de Soukmane et les fleurs écarlates (2000), Sadko et le tsar de toutes les mers océanes (2000). La lectrice ou le lecteur souhaitant en savoir plus sur les bylines d’origine devrait absolument se procurer l’excellent « Ilya Mouromets et autres héros de la Russie ancienne », de Viktoriya et Patrice Lajoye, publié chez Anacharsis.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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