Quand Elli Kronauer, conteur post-exotique, quinze ans avant Terminus Radieux, inventait le premier héros pour enfants des temps nucléaires.
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Publié en 1999 dans la collection Médium de l’École des loisirs, « Ilia Mouromietz et le rossignol brigand » est le premier des cinq textes attribués à Elli Kronauer par la geste post-exotique d’Antoine Volodine. Texte « pour enfants », comme ceux parus sous le nom de Manuela Draeger chez ce même éditeur, cette byline (forme particulière de conte dont le statut dans la littérature populaire russe est expliqué dans une malicieuse introduction) est évidemment loin de ne s’adresser qu’aux plus jeunes.
« Afin de ne pas trahir ce qui constitue une des plus belles matières orales dans l’histoire littéraire de l’humanité, Elli Kronauer a donc à son tour endossé les habits d’un chanteur de bylines, et il a choisi de réinventer le monde épique comme seul un barde aujourd’hui aurait osé l’imaginer, si la tradition des bylines avait continué jusqu’à la fin du XXe siècle : en y introduisant des objets contemporains, et surtout une manière de voir (et d’entendre) qui tienne pleinement compte de notre expérience historique récente.
La mémoire poétique d’Elli Kronauer est la même qu’il y a un siècle, mais Auschwitz, Hiroshima, Tchernobyl ont eu lieu et ont laissé sur notre monde des marques indélébiles. C’est pourquoi on ne peut plus croire de la même manière aux valeurs et aux choses du monde, ni les dire de la même manière.
La mémoire est la même, mais elle a changé. Les bylines d’Elli Kronauer sont russes et conformes à leur modèle original, mais elles sont différentes. »
Avec tout le parfum incantatoire des contes d’enfance, et la répétition sacrée de formules rituelles qu’ils impliquent, les bylines d’Elli Kronauer sont surtout une composante radicale et essentielle, quoique soigneusement dissimulée, de l’architecture globale du post-exotisme, ou du gigantesque « À la Recherche de la Révolution Perdue » que pourraient représenter, mises bout à bout, les quelques 6 000 pages publiées par Antoine Volodine, par Lutz Bassmann, par Manuela Draeger et par Elli Kronauer, et on sera donc à peine surpris (et joyeusement ravi) de retrouver un Kronauer en protagoniste du tout récent « Terminus radieux », et même de voir « Ilia Mourmomietz et le rossignol brigand » y faire quelques apparitions.
« Autrefois, dans le quartier russe, il y a bien longtemps, au nord-est du vieux quartier russe de Mourom, dans la rue Karatcharovo, vivaient un homme de bien et sa femme, elle aussi une femme de bien, tous deux paysans et travaillant dur nuit et jour, semant des herbes dans les ruines et les récoltant, plantant des absinthes et des raves au pied de la Petite Centrale et les récoltant, et ils eurent un fils, connu sous le nom d’Ilia, fils d’Ivan, Ilia Ivanovitch, et plus tard célébré dans les chansons des chanteurs, plus tard appelé tout simplement Ilia de Mourom, ou encore Ilia Mouromietz, ce qui est une autre manière de dire la même chose. Ilia avait déjà trente ans et il avait des jambes, mais pas moyen de marcher avec, et il avait des bras et des mains, mais pas moyen de s’en servir pour tenir ou pour prendre, pas moyen de s’en servir pour se défendre, et il restait là, dans la rue Karatcharovo du secteur de Mourom, allongé, et il attendait sans bouger, depuis déjà trente longues, très longues années.
Dans ce fameux été, dans ce bel été où se passe l’histoire, la vieille mère d’Ilia de Mourom partit travailler dans les terrains vagues, sur les champs de ruines, elle partit gratter les cendres et la terre amère qui s’étendaient près de la Petite Centrale du quartier russe, elle partit voir à quoi ressemblaient les épis de maïs et les légumes qu’elle avait plantés durant le printemps, les choux blanchâtres et les absinthes, les cives jaunes et les radis amers et les potirons en forme de grenade, et le père d’Ilia Mouromietz s’en alla vers les caves empoisonnées où il cultivait du riz amer et du riz bleu, et des liserons d’eau saumâtre et des lentilles roses, et ils laissèrent derrière eux Ilia de Mourom, dans la maison de la rue Karatcharovo où tous les jours il attendait sans bouger leur retour, où tous les jours dans la solitude il attendait avec ses mains qui ne pouvaient pas saisir le moindre objet, avec ses jambes qui ne le portaient pas. »
Du même auteur dans la même collection, quatre autres recueils : Aliocha Popovitch et la rivière Saphrate (2000), Soukmane, fils de Soukmane et les fleurs écarlates (2000), Sadko et le tsar de toutes les mers océanes (2000), Mikhaïlo Potyk et Mariya la très-blanche mouette (2001). La lectrice ou le lecteur souhaitant en savoir plus sur les bylines d’origine devrait absolument se procurer l’excellent « Ilya Mouromets et autres héros de la Russie ancienne », de Viktoriya et Patrice Lajoye, publié chez Anacharsis.
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