Une colère analytique et poétique en prolégomènes à tout soulèvement futur.
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Publié en 2011 aux Carnets du Dessert de Lune, ce pamphlet poétique de Perrine Le Querrec est redoutablement acéré, à l’image de la poésie que j’avais déjà pu découvrir dans son « La Patagonie », de ses nouvelles de « Têtes blondes », ou de ses redoutables romans « Le plancher », « Le prénom a été modifié » et « L’apparition ». Il est saisissant de constater, à chaque nouveau texte de l’auteur que je lis – et ce, pour l’instant, quelle que soit sa date de publication -, à quel point elle excelle à concevoir à chaque fois un langage ad hoc, capable de véhiculer au plus près sensations et réflexions induites par un contexte bien spécifique, tout en maintenant un très haut niveau de multivocité et d’acuité poétique.
Va arracher ton rêve aux angoisses du quotidien, à la misère qui recouvre tout d’une poussière irritante, grise et acide. Détache de tes dents aiguisées la viande du désir sur l’os sec et dur, contondant et mortel, d’une réalité qui te révulse, de propositions de vie qui te noient, de choix masochistes. Cou dans le collier, mains liées derrière le dos, pieds entravés. Du cuir sur ta peau fragile, du caoutchouc dans ta bouche sensible, un bandeau sur tes yeux curieux.
Le projet que l’on discerne dans ce « Bec & Ongles » est bien celui, sans doute, d’une bataille menée à bras-le-corps, de tout son être, tentative de dépassement d’une simple indignation ou d’une précoce révolte sans lendemain, en ne cachant rien toutefois des si nombreux obstacles, individuels et collectifs, qui entourent, encerclent et préemptent jusqu’à l’idée même d’un soulèvement.
La révolution, c’est par là. Deuxième à droite, continuer sur 200 mètres, prendre à gauche après l’incendie, puis quatrième droite avant le charnier, avance sur le bord des émeutes de la faim, tourne au carrefour des expulsions, traverse le fleuve de l’angoisse, la clairière de la chasse aux autres, vire sur le front, plonge dans les magouilles, ressors vers le milieu de l’apocalypse. Tu y es.
C’est en traquant dans les automatismes du langage (et l’on retrouve ici, menée depuis un angle différent, l’une des pratiques incisives chères au P.N.A. Handschin d’ « Abrégé de l’histoire de ma vie » ou de « L’énergie noire ») tous les conforts et toutes les consommations comme autant de résignations et de faiblesses minant le sursaut avant même qu’il ait commencé que Perrine Le Querrec dresse son constat analytique et néanmoins brûlant.
Marchons vers une transgression tranquille, à coups de paillettes, de manchettes et de machettes.
Des guerres, ne retiens que les anniversaires. Commémore mais enterre ta mémoire. Tu veux leur apprendre quoi ? Que les souffrances passées n’y ont rien changé ? Et puis quoi encore. Tape-moi sur le ventre, marre-toi un bon coup, arrête de vomir t’as plus qu’à nettoyer.
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Mine de rien, dans ce bouillonnement qui cherche les pépites constructives dans le torrent du désespoir, de la haine et de la malédiction semblant si souvent inexorable, Perrine Le Querrec recense les freins, signale les obstacles, marque les contraintes, harangue – doucement ou non – le déjà vaincu qui s’empare de chacun, ramenant l’indignation à l’impuissance. « Slave to the Wage », dirait la chanson : comment s’en affranchir ?
On pourrait toujours courir ensemble, tenus les uns aux autres, les chiens pas trop loin, c’est pas la peur de se perdre, c’est pour trouer les mollets. Va tout droit, mais fonce bordel, t’as plus le temps, saute par-dessus les haies d’honneur, traverses les champs de gloire, foule les dignités, aligne les cadavres, respire la décomposition. C’est plus la mort qui fait peur, c’est la vie. A la recherche d’un second souffle, à la recherche d’un temps perdu, à la recherche d’un but, d’une idée, du confort, d’un boulot, de considération, de compréhension, de chaleur, d’eau, d’un idéal. D’argent.
Dans cette course d’obstacles qui se sous-titre « pamphlet », juste dessous les armes primitives et essentielles, il y a plusieurs fils conducteurs subtilement à l’œuvre, prompts à se dissimuler sous la litanie oppressante des raisons et des passions « de ne pas » résister, redresser, relever. Résonnant avec un cri littéraire étranger à toute résignation, tel que celui de l’ouvrage collectif « Toi aussi, tu as des armes ! – Poésie et politique », « Bec & Ongles » lance un appel modulé, cherchant sans relâche à débarrasser l’action de ses mauvaises excuses, de ses abdications et de ses facilités.
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Achète, je t’en prie, j’en veux un, tout le monde en a un, prends-en une poignée, on aura des réserves, je ne veux pas manquer, et puis ça risque d’augmenter, on n’aurait pas l’air con, d’avoir laissé passer une occasion pareille. Je prends lequel ? Tu veux l’essayer ? Il me va bien ? Attend que je me regarde. Un peu juste non ? Je vais le prendre plus grand. Une taille en plus, comme ça on verra venir.
Ils sont fort rares, les textes qui, en 25 pages oblongues, peuvent ainsi développer un souffle aussi puissant, en le nourrissant d’affluents techniques et analytiques, captant tout ce qui, dans l’air du temps et plus profondément, pose problème, en filtrant sans aucune complaisance les différents types d’empêchements à la mise en œuvre de solutions. Que cette opération moléculaire s’opère dans un langage d’une éclatante et sombre beauté n’est pas le moindre mérite de l’auteur, qui démontre ainsi à nouveau la puissance de sa palette poétique et politique.
Une équipe d’archéologues arrive sur les lieux de vie. Des centaines de couches de dépôts sont mises à jour. Sédiments d’histoire, sel des larmes, identification des traumas, découverte des charniers, calcification d’humains. Découpage, pliage, déchirements, sutures, greffes, manipulations. Je plaide coupable. Nous allons vous sauver. Rapprochements, collisions, superpositions. Regarde, regarde danser les arlequins. Je l’ai vu qui tentait de s’arracher l’œil. Elle ne voulait plus voir. Cela lui était devenu insupportable. On a dû l’interner immédiatement.
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Merci pour ce bel article aussi percutant que ce livre.