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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Le vent sombre » – Navajo Police 5 (Tony Hillerman)

Sur la frontière intérieure navajo-hopi, grand crime et petit délit inextricablement mêlés face à la sagacité de Jim Chee.

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RELECTURE

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Publié en 1982, traduit en français en 1986 chez Rivages par Danièle et Pierre Bondil, le cinquième roman navajo de Tony Hillerman (et le deuxième consacré intégralement au jeune sergent Jim Chee, après « Le peuple des ténèbres ») a souvent constitué le point d’entrée dans la grande saga policière navajo pour beaucoup d’amatrices et d’amateurs de notre pays, puisqu’il partageait avec « Là où dansent les morts » (le n°2 du cycle), hasards erratiques fréquents de l’édition, le privilège d’avoir été le premier roman traduit ici.

Fidèle à l’aspect obsessionnel-compulsif de mon profil de lecteur, je recommande en général de lire les sagas (policières ou autres) dans leur ordre chronologique, pour mieux apprécier bien entendu le développement des personnages récurrents dans leur durée propre, et pour mieux saisir l’évolution de l’écriture de l’auteur. Même si je vous renvoie donc, lâchement, aux notes de lecture précédentes (et tout particulièrement à la première, « La voie de l’ennemi ») pour le contexte général du « projet navajo » de Tony Hillerman, je reconnais toutefois très volontiers que « Le vent sombre » peut constituer une belle introduction à cet univers si particulier : curieusement déconnecté du tome précédent (l’évolution du personnage de Jim Chee y semble suspendue, et ne reprendra que dans le tome suivant, « La voie du fantôme »), sa mécanique littéraire y est aussi la plus performante développée jusqu’alors par l’auteur (avec sans doute, d’une autre manière, celle de « Femme qui écoute »).

Alors que les ex-territoires communs hopi-navajo, objet d’une querelle judiciaire entre les deux tribus depuis des dizaines d’années, viennent d’être attribués à la petite réserve hopi, enchâssée en plein centre de l’imposante réserve navajo, l’employé d’un trading post proche de la frontière intérieure disparaît après avoir volé les bijoux qui y étaient gagés. Un saboteur non identifié s’acharne à vandaliser un moulin à vent local servant à extraire de l’eau pour alimenter les environs desséchés. Un cadavre est retrouvé sur une piste voisine, les mains et les pieds massacrés comme par un sorcier navajo ou hopi. Enfin et surtout, un petit avion convoyant une importante quantité de drogue est attiré dans un piège par des inconnus, dans un wash désert servant d’aérodrome de fortune, la marchandise et l’argent du paiement disparaissant sans laisser de traces.  Interdit d’enquête « principale » par les règles de juridiction et par la grossièreté naturelle de la DEA, Jim Chee doit résoudre les trois autres affaires sans marcher sur les plates-bandes fédérales.

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Dark-Wind

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La première chose que Chee apprit sur le véhicule disparu fut que quelqu’un (et il pensa qu’il devait s’agir de la DEA) s’était déjà mis à sa recherche. Il avait travaillé méthodiquement en progressant depuis le lieu de l’accident et en vérifiant chaque endroit où un véhicule à moteur avait pu quitter le lit du wash. Étant donné que les rives du wash étaient constituées de murailles quasiment verticales qui avaient rarement moins de cinq à six mètres de haut, ces endroits où il était possible d’en sortir se limitaient aux arroyos qui alimentaient le wash. Chee les avait inspectés les uns après les autres à la recherche de traces de pneus. Il n’en avait découvert aucune, mais dans chaque arroyo il avait trouvé des signes lui indiquant qu’il n’était pas le premier à avoir cherché. Deux hommes l’avaient fait, deux ou trois jours auparavant. Ils avaient travaillé ensemble et non séparément : un fait qu’il apprit en remarquant que parfois l’homme qui portait des bottes presque neuves avait marché sur les traces de l’autre, et que parfois c’était le contraire. De la nature de cette chasse Chee conjectura que si le pick-up truck, ou la voiture, était caché quelque part dans les environs, c’était obligatoirement en un endroit où il ne pouvait être repéré d’avion. Ceux qui se donnaient tout ce mal pour chercher devaient certainement en utiliser un. Ce qui réduisait le nombre des possibilités.
Quand il commença à faire trop nuit pour travailler, Chee installa sa couverture et avala son dîner constitué de viande en conserve, de biscuits et d’eau froide. Il alla prendre dans le pick-up truck son livre de Cartes Géologiques de l’Arizona et l’ouvrit à la page trente-quatre, celle du quadrilatère de Burnt Water. Cette zone de deux mille six cents kilomètres carrés était réduite à un carré de soixante centimètres de côté, mais cela lui permettait de disposer d’une carte dont l’échelle était au moins vingt fois supérieure à celle d’une carte routière, et les géomètres experts fédéraux y avaient fait figurer tous les détails du terrain, les cotes et l’hydrographie.

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Navajo Windmill

® Harold Hall

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L’extrait ci-dessus est emblématique de la manière méticuleuse dont l’écriture de Tony Hillerman (ce qui lui vaut parfois le reproche d’une certaine « platitude ») saisit chaque opportunité de rendre tangibles deux aspects essentiels de sa saga, tout particulièrement lorsque Jim Chee (plus proche que Joe Leaphorn de l’essence du mode de vie navajo, bien qu’il soit plus jeune) est sur scène : le caractère méthodique des enquêtes conduites, nous rappelant ainsi avec force que nous sommes bien en permanence au cœur d’un police procedural, fût-ce dans un décor si peu familier et si loin des commissariats habituels à ce type de roman, d’une part ; et la lenteur propre à Jim Chee, l’esprit tournant à cent à l’heure et les sens pleinement affûtés, attentif à ne rien rater, par précipitation, de ce que l’homme pressé ne verrait pas ou verrait mal, d’autre part. C’est aussi l’un des nombreux angles utilisés par l’auteur pour ramener sans cesse au premier plan, sans lourdeur car variant les approches, l’élément central de sa saga, à savoir – malgré les backgrounds universitaires en anthropologie communs aux deux enquêteurs navajo, qui donnent de la compréhension mais ne peuvent véhiculer le ressenti de chacun, ni le faire partager à la lectrice ou au lecteur – l’extrême difficulté du franchissement de la faille qui sépare les visions du monde indiennes (qu’elle soient ici navajo ou hopi) et anglo-américaines (« occidentales », modernes, capitalistes – ce dont un auteur pourtant aussi peu « politisé » que Tony Hillerman ne peut néanmoins que rendre compte tristement, sans cesse).

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Jim Chee et « Cowboy » Dashee dans « The Dark Wind » (1991).

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Ce qui n’empêcha pas Chee de faire preuve de prudence. Il suivit la rive de l’arroyo jusqu’à un endroit d’où il dominait son pick-up truck. Il y demeura un quart d’heure, assis à l’abri des rochers, à guetter le moindre signe de mouvement. Tout ce qu’il vit fut une chouette qui rentrait de sa chasse nocturne pour regagner son trou dans la rive opposée juste en face de lui. La chouette alla inspecter le véhicule et ses alentours. Si elle détecta un danger quelconque cela ne fut pas apparent jusqu’au moment où elle vit Jim Chee. Elle effectua alors un crochet et s’enfuit à tire d’ailes. Cela suffit à Chee. Il se redressa et se dirigea vers son pick-up truck.

Notons aussi l’adaptation cinématographique conduite en 1991 par Errol Morris, avec Lou Diamond Phillips dans le rôle de Jim Chee et Gary Farmer dans celui de « Cowboy » Dashee. Même si le producteur Robert Redford ne fut pas du tout satisfait du résultat, et dut attendre l’adaptation de « Porteurs de peaux » en 2002 par Chris Eyre pour parvenir à un résultat pleinement convaincant, « The Dark Wind » parvient néanmoins à rendre une bonne partie de l’atmosphère si particulière de ce grand roman de Tony Hillerman.

Ce qu’en dit Nébal sur son blog est ici, ce qu’en dit le blog Le vent sombre, qui ne s’intitule pas ainsi par hasard, est ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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