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Notes de lecture 2019

Note de lecture : « Construire un feu » (Jack London)

L’arrogance et l’avidité de l’homme face à la nature condensées à l’extrême dans l’une des plus célèbres nouvelles de Jack London.

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RELECTURE

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L’une des plus célèbres nouvelles de Jack London, « Construire un feu », a été publiée sous deux versions assez largement différentes, en 1902 et en en 1908, traduites pour la première fois en français en 1924 par Paul Gruyer et Louis Postif. Les éditions Libertalia nous les offraient toutes les deux à nouveau en 2013, sous une jolie couverture bénéficiant du graphisme si reconnaissable de Tanxxx, dans une nouvelle traduction due à Philippe Mortimer.

Le jour s’était levé, gris et froid – extrêmement gris et froid -, lorsque l’homme se détourna de la grande piste du Yukon pour gravir un sentier escarpé, sombre et peu fréquenté, qui traversait vers l’est une forêt de sapins plantés drus. La pente était raide et, au prétexte de consulter sa montre, il s’accorda une pause au sommet pour reprendre son souffle. Il était neuf heures du matin. Le soleil n’était pas apparu dans le ciel, pourtant limpide et vide de tout nuage. Une brume subtile voilait le paysage d’une gaze impalpable, née de l’absence du soleil. L’homme ne s’en inquiétait pas. Il était habitué à l’absence du soleil. Cela faisait plusieurs jours qu’il n’avait vu cet astre réjouissant, et il savait que quelques jours allaient encore s’écouler avant que celui-ci se montre furtivement au-dessus de l’horizon, pour replonger aussitôt au-dessous.
L’homme jeta derrière lui un regard sur le chemin qu’il avait parcouru. Le Yukon s’étendait dans son lit, large de plus d’un kilomètre et demi et caché sous un mètre de glace, elle-même recouverte d’une couche de neige de même épaisseur. Tout était d’un blanc pur, ondulant doucement là où des amas de glace s’étaient formés quand le fleuve avait gelé. Aussi loin que portait le regard, la blancheur était totale, rompue seulement par une ligne sombre  qui contournait au sud une île plantée de sapins et serpentait vers le nord, où elle disparaissait derrière une autre île boisée. Cette ligne sombre était la grande piste qui serpentait vers le sud, sur plus de huit cents kilomètres, jusqu’au col du Chikoot, et, au-delà, à la petite ville de Dyea, au bord de l’océan. Dans la direction opposée, elle passait par Dawson, à une centaine de kilomètres de là, pour mener à Nulato, ville située à quinze cents kilomètres plus au nord et elle-même distante de plus de deux mille autres kilomètres de St Michael, sur la mer de Béring.
Mais ni l’interminable piste, étroite et mystérieuse, ni l’étrangeté fantastique du paysage n’impressionnaient l’homme, ni d’ailleurs l’absence de soleil dans le ciel ou le froid glacial. Ce n’était pas parce qu’il s’y était habitué de longue date, car il était un nouveau venu dans la région, un chechaquo [mot chinook signifiant « novice » (NdT)], et c’était son premier hiver dans le Grand Nord. C’était simplement l’imagination qui lui faisait défaut. Il était vif et alerte à l’égard des choses de la vie – mais non de leur signification. Quand il faisait quarante-cinq degrés au-dessous de zéro, cela voulait dire qu’il faisait un froid glacial et inconfortable, rien d’autre.

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Dans aucun autre de ses textes, courts ou longs, Jack London n’a réalisé une aussi brutale et poignante synthèse de son rapport à la nature et à la société : en quelques pages d’une précision devenant poétique, il projette l’arrogance et l’avidité humaines en situation d’affrontement avec une nature indifférente, qu’il s’agirait de connaître et de respecter, sans la brutaliser. Si sa première version, celle de 1902, restait encore relativement bénigne, bien que nettement funeste, celle de 1908, retenue pour la postérité, va beaucoup plus loin dans la férocité tragique du sort promis à celui qui s’arroge des droits qu’il n’a pas, et qui pratique un mépris stupide vis-à-vis d’une certaine sagesse, ancestrale ou non. La présence des deux textes dans l’édition Libertalia permettra aisément à la lectrice ou au lecteur de la détermination glacée (c’est le cas de le dire, bien entendu) avec laquelle procède le natif de San Francisco pour construire son enchaînement toujours plus impitoyable. Cette mince nouvelle est à juste titre devenue mythique, et on en trouve la trace, directe ou indirecte, le motif ou l’écho dans un très grand nombre de textes littéraires depuis 1908, parmi lesquels on comptera aussi bien, par exemple, le « SOS Antarctica » de Kim Stanley Robinson que le « Sukkwan Island » de David Vann. Une très grande nouvelle littéraire, et un grand texte concis d’écologie politique, bien avant la lettre.

Il s’arrêta pour examiner le lit du ruisseau  et ses berges, et en conclut que la source redoutée était sur sa droite. Il réfléchit un instant, sans cesser de frictionner ses joues et son nez, puis contourna la piste par la gauche, marchant avec précaution et s’assurant de la solidité du sol à chacun de ses pas. Une fois hors de danger, il mâcha une nouvelle chique et se remit à cheminer à six kilomètres à l’heure.
Au cours des deux heures qui suivirent, il rencontra plusieurs autres pièges de ce genre. En règle générale, la neige qui couvrait ces mares cachées était un peu affaissée et présentait un aspect plus luisant, qui prévenait du danger. Pourtant, il eut une nouvelle alerte et n’évita l’embûche que de justesse. Une autre fois, pris d’un doute, il incita le chien à passer le premier. Le chien refusa d’avancer et se figea jusqu’à ce que son maître le pousse en avant. L’animal traversa en hâte la surface blanche et intacte avant de s’enfoncer subitement puis de patauger péniblement pour regagner un sol plus ferme. Ses pattes étaient trempées et, en un rien de temps, l’eau qui en dégoulinait se transforma en glace. Il s’efforça aussitôt de faire fondre la glace qui raidissait ses pattes en la léchant, puis il se coucha dans la neige pour tenter d’extirper à coups de crocs la glace qui s’était incrustée entre ses doigts. Il savait d’instinct quelle douleur il ressentirait s’il ne se débarrassait pas de cette glace. Il n’en avait pas conscience : il ne faisait qu’obéir à une injonction mystérieuse qui montait des tréfonds de son être. Mais l’homme, lui, en avait la notion, ayant pu se former un avis sur ce sujet, et il ôta l’une de ses moufles pour aider son chien à arracher les particules de glace de ses pattes. Il n’exposa pas ses doigts plus d’une minute, stupéfait par la vitesse à laquelle ils s’engourdissaient à l’air libre. Il faisait rudement froid, en effet. Il réenfila sa moufle précipitamment et se frappa violemment la main contre la poitrine.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

3 réflexions sur “Note de lecture : « Construire un feu » (Jack London)

  1. je n’avais pas écrit depuis longtemps
    je n’avais pas lu depuis longtemps
    même si « jusqu’à ce que les pierres deviennent plus douces que l’eau » de Antonoi Lobo Antunes est superbe
    même si « les Pérégrins » ou « les Livres de Jacob » de Olga Tokarczuk sont absolument à lire

    à force de lire des choses techniques sur les isotopes du soufre ou de l’oxygène
    et d’essayer de comprendre l’apparition de la vie il y a longtemps (500 Ma)
    il reste cela

    Le Royaume Uni est devenu une forteresse.

    Le pays s’est entouré d’un mur de béton, que patrouillent jour et nuit de jeunes soldats. C’est devenu une forteresse. C’est le sujet du dernier livre de John Lanchester « TheWall » (2018, Faber & Faber, 288 p.).
    On est donc en Grande Bretagne dans un futur proche, enfin c’est après « The Change », qui a profondément affecté le climat. La vie a changé, les mouvements entre pays sont interdits. Les côtes anglaises, dont les jolies falaises blanches, sont maintenant une zone bétonnée que tous les jeunes anglais sont appelés à défendre pendant deux ans. Il ne s’agit pas de laisser entrer les « Others » (Autres) qui pourraient arriver par la mer. Le pays et gouverné par un conservateur Sajid Javid. Bref, une dystopie pas si éloignée que cela de la réalité, avec la montée du niveau de la mer, le populisme anti réfugiés et les conséquences du Brexit, sans oublier les conflits intergénérationnels. En somme, un pays quasi de rêves, tout comme les autres pays, si l’on en croit les rares nouvelles, entièrement « fake ». Comme le dit Joseph Kavanagh, qui garde le mur dans le nord du Devon : « Toujours de l’eau, du ciel, du vent, du froid et, bien sûr, du béton, c’est donc parfois concret-eaucielventfroid, alors quand ils vous frappent tous comme une seule chose, une seule entité unique, combinés, comme un coup de poing, à un concret eaucielventfroid ». (Il y a ici un jeu de mot intraduisible entre béton et concret).
    Donc Joseph Kavanagh va être « Defender » (Défenseur) pendant deux ans de sa vie, patrouillant tout au long des 10000 km d’allées bétonnées. Entre parenthèses, on constate que les britanniques sont passés au système métrique (ultime concession avant le Brexit ?). Il s’agit pour ces « Defenders » de veiller à ce qu’aucune incursion des « Others » ne survienne. Ces autres, « ce sont des êtres désespérés, prisonniers lors de la montée des eaux des mers à l’extérieur et constamment en tain d’attaquer ». Et il faudra tenir au moins une centaine de pages, le tiers du livre. On pense immédiatement au « Désert des Tartares » de Dino Buzzati (1949, Robert Laffont, 288 p.), au fort Bastiani où vient d’être nommé Giovani Drogo, à sa sortie de l’Ecole Militaire. Il pleut en automne et il neige en hiver. Trente ans après, Drogo commande le fort depuis dix ans, et l’ennemi arrive. Malade, il ne peut que voir les renforts. Brel a fort bien rendu l’atmosphère dans « Zangra » et la vie de l’officier « au fort de Belonzo / qui domine la plaine / d’où l’ennemi viendra / qui me fera héros »…On songe aussi au livre de Franz Kafka « La Muraille de Chine » (1975, Gallimard, 380 p.) qui décrit la construction d’un mur contre « le peuple du nord », mais qui en fait sert à occuper les gens, tant physiquement que mentalement. D’ailleurs le parallélisme est flagrant entre Joseph K et Joseph Kavanagh.
    Dans le roman, Hifa, une jeune « Defender » reflète bien la pensée globale des gens « le produit que l’on pouvait se procurer avant « the Change », la même chose, tout le temps des tomates et des fruits, des jambons que l’on connaissait, de la viande qu’on l’aime ou non, et tout cela, tout au long de l’année… c’est comme dans la science-fiction, quand on a une machine qui produit juste ce dont on a besoin au moment… où cela a-t-il conduit ? Je pense, l’idée est surprenante… et maintenant c’est pire et c’est également mauvais ». Il y aura même un semblant d’amour entre elle et Joseph, histoire de faire des enfants, car les « Breeders » (Eleveurs) sont exemptés de service national pour cause de reproduction de jeunes « Defenders ».
    Finalement, une attaque survient, qui transforme également la nature du livre. Tout s’accélère, les phrases deviennent plus courtes et le rythme plus rapide. Un officier en particulier joue un rôle important. C’est un ancien migrant qui est entré dans le pays sans être tué, et qui est devenu « Defender ». Cela permet à l’auteur de faire le lien entre peur, éthique et perspective. En l’opposant à Kavanagh, cela lui permet aussi de forcer le trait du sentiment de victimisation de ce dernier. « Personne d’entre nous ne peut parler à nos parents en tant que « nous », je veux dire ma génération, ceux nés après « The Change ». On prend conscience de cela quand on discute avec quelqu’un, en désaccord, et que l’on dit « ce n’est pas toi, est ce que c’est moi ? ». C’est l’opposé. Si ce n’est pas nous, c’est eux. Tout le monde sait où est le problème. Le diagnostic n’est pas difficile. Le diagnostic n’est même pas controversé, c’est la culpabilité : culpabilité de masse, culpabilité de génération ». La dystopie devient alors réalité, du moins dans la tête des gens. « The Change n’a a été qu’un évènement isolé. On parle de lui de cette façon parce que l’on a vécu un bouleversement particulier, du niveau des mers, du climat sur une certaine période de temps, c’est vrai. Mais on le sent maintenant et lorsque l’on y repense aujourd’hui, cela apparait comme un incident qui est survenu à un moment donné avec un avant et un après. C’était le monde de nos parents, et maintenant c’est le notre».
    Avec des passages tels que « ce pays est le meilleur au monde » ou pour qualifier le mur « un long, et bas monstre de béton », on ne peut penser qu’à quelques épisodes de notre vie actuelle. « Ce n’est pas le futur, mais c’est une version du futur, et cela ressemble fort à une version du futur vers laquelle nous nous dirigeons ».
    « Une des choses à propos du mur dans ce livre est que ce n’est pas une métaphore pour autre chose » et John Lanchester insiste « on a eu cette époque où les murs tombaient dans le monde entier et maintenant, comme un fait empirique, ils repoussent partout ». Fils d’un banquier d’Afrique du Sud et d’une mère irlandaise il se décrit lui-même comme un « semi-migrant bien déguisé ». Il est né en Allemagne et passé sa jeunesse à Hong Kong. Il faut lire l’histoire de sa famille dans « Family Romance » (2007, Faber & Faber, 400 p.).

    Il se trouve que j’ai eu à travailler en Allemagne, à la frontière avec la Tchécoslovaquie et la RDA encore à l’époque. Travail de terrain, sous l’écoute des grandes oreilles qui parsemaient toutes les collines voisines. Terrain parfois à la lime de ce qui n’était pas un mur, mais un rideau de fer. Endroit que l’on voyait, au détour d’une rivière ou à la limite d’un bois. Je peux dire que passer cette limite, ce n’était pas des tirs à faire des cernes bleus aux yeux, mais des trous rouges dans la peau. Et ce n’étaient pas des ripostes à des lancements de boules de pétanque. Il se trouve aussi que deux ans plus tard je suis allé en train à Leipzig. Voyage sans histoire, dans un compartiment avec des discussions variées. Passé Fulda, il y a eu soudain un silence pesant dans le compartiment. Je n’ai pas compris de suite. Mais les conversations ont repris. C’était le passage de l’ancienne imite entre RFA et RDA, avec ce que cela pouvait soulever comme douloureux souvenirs. Ce sont des moments que l’on n’oublie pas. De par ma jeunesse en Alsace et ma vie maintenant en Lorraine, et mon métier, je suis un Européen vivant en France.

    Il faudrait que les dystopies restent telles que, mais n’est ce pas le rôle de la littérature de mettre en garde avant.

    Publié par jean louis vigneresse | 2 mars 2019, 12:11

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