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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « La Patagonie » (Perrine Le Querrec)

88 fragments acérés de poésie déterminée.

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La Patagonie

Publié en 2014 aux Carnets du Dessert de Lune, ce recueil de poèmes de Perrine Le Querrec me fait découvrir une nouvelle brillante facette de l’auteur du « Plancher », du « Prénom a été modifié », du « De la guerre » et de « L’apparition ».

En matière de poésie contemporaine (dont je ne suis vraiment pas spécialiste), il me semble souvent délicat pour l’auteur, poétesse ou poète, d’évoluer entre deux écueils également dangereux : se noyant dans les mots, échouer à faire miroiter des significations potentielles, d’une part, cherchant le cryptique à tout prix, oublier de faire résonner une musique, fût-elle maudite, d’autre part. Perrine Le Querrec échappe brillamment aux deux dangers, en nous proposant un peu moins d’une centaine de fragments, allant de quelques lignes à une pleine page, tous ou presque redoutablement acérés.

Semblable
Habiter une maison semblable
devoir l’esprit semblable
jouer la vie semblable
et un jour d’infime désordre
achever en pleine tête
la famille d’à côté

Sans le recours direct à une mécanique mosaïque comme dans « De la guerre », sans la nécessité d’entretenir une progression narrative, dans la douleur, le deuil, la folie ou l’échappée organisée de ses trois romans poétiques, « Le plancher », « Le prénom a été modifié » et « L’apparition », elle peut lancer ces balles dans des directions bien différentes, jouant de l’imprécation comme du songe, de la mise en garde comme du mode d’emploi questionnable, de la méditation comme – quasiment – du manifeste poétique de plein droit, du programme politique soigneusement tenu secret comme de l’enquête psychologique approfondie : sous ses mots, le poème se fait tout cela, et bien d’autres incarnations encore.

À l’aveugle
J’ai cru que la montagne saignait, que les morts marchaient, que l’inconnu déferlait, que le bois saignait, que les hommes arrivaient, que la femme m’emportait, que le sol saignait, que les maisons se déplaçaient, que l’amour apparaissait, que les mots saignaient, que ma vie commençait, que les moutons chantaient. Au fond de moi luttent dieux et démons, à l’aveugle je vous guide, je me conduis.

patagonie bis

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La brève préface de Jean-Marc Flahaut est ici particulièrement lumineuse : il souligne à fort juste titre à quel point l’aventure du langage dans laquelle est lancée désormais Perrine Le Querrec est à la fois résolument personnelle, tranchante et combative, généreuse et foudroyante, et… dangereuse. En mentionnant aussi bien l’incitation à l’audace d’un Patrick Chamoiseau que les visions d’Antonin Artaud, il s’agit bien de rappeler ici que la poésie ouvre des portes sur des lieux mystérieux ou effroyables, et rappelle souvent la possibilité de l’horreur, tapie. Il y a ici comme la scansion forcenée d’une chanson des Violent Femmes, le mortifère et libérateur « Country Death Song », qui rôde.

Miracle
Je n’écris pas une histoire mais une langue, je n’écris pas une situation mais une forme, je n’écris pas des personnages mais des langages, je n’ai pas besoin de sentiments d’anecdotes d’amour, je veux des puissances, des mots ajustés, des possessions, des folies, des guérisons, je veux des volumes pas des décors, pas des déguisements, pas des costumes, je me fous de la narration, de la progression, je marche dans la boue, je tombe à genoux, je frappe au cœur, chaque mot est une découverte, une horreur, une solitude, deux mots sont un miracle, les recherches interrogent, soulèvent le sujet, l’écorchent, l’écriture est une anatomie, elle sort chaque organe, le pèse, soupèse, le dissèque, je passe des mois à remettre dans ce corps écartelé les organes étudiés, je referme, suture au fil de crin, au fil rouge, au fil noir la peau de mon support, ses poumons remplis d’eau et de pierres, tant qu’il ne respire pas je ne respire plus, nous supprimons l’air entre les mots, il n’y a rien de plaisant à me lire, rien de confortable, rien de réconfortant, la langue s’essuie au regard humide, luisante elle pénètre, s’insinue si bien aiguisée qu’elle scarifie, laisse trace, devient trace.

ViolentFemmes_HallowedGround

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Perrine Le Querrec s’affirme ainsi de plus en plus, pour moi, comme une véritable révélation.

Le continent
Nous sommes
bientôt vous verrez
Nous avons traversé
plus de désert, plus de famines
plus de guerres, plus de dictatures
plus de violence, plus de mensonges
plus de promesses, plus de temps
Nous connaissons les âmes
les fous sont parmi nous
notre chair naît guerrière
Nous sommes
à quelques meurtres de vous.

Perrine Le Querrec sera chez Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) le mercredi 25 mai prochain, à partir de 19 h 30, pour une lecture-discussion autour de « L’apparition », au cours de laquelle ses autres textes seront également évoqués.

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici.

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Photographie ® Isabelle Vaillant

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

10 réflexions sur “Note de lecture : « La Patagonie » (Perrine Le Querrec)

  1. « Il me semblait qu’à la poésie véritable accédait seule la haine. La poésie n’avait de sens puissant que dans la violence de la révolte. Mais la poésie n’atteint cette violence qu’évoquant l’Impossible. » Bataille, présentant L’impossible.

    Publié par Anthony | 2 décembre 2017, 15:21

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