Amour et amitié à haute intensité, forêt, grève et manoir bretons : l’attente et le drame en une mécanique d’une saisissante beauté.
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RELECTURE
Publié en 1939 chez José Corti (et signant ainsi le début d’une longue histoire d’amitié et de fidélité entre l’auteur et l’éditeur), le premier roman de Julien Gracq, pseudonyme littéraire – choisi sans doute en double hommage à Stendhal et aux tribuns du peuple romains – du professeur de géographie Louis Poirier, a été constamment minoré, par son auteur même, comme une œuvre de jeunesse (« En réalité, si j’ai été un lecteur plutôt précoce dans mes goûts, j’ai été un écrivain plutôt retardé ! J’ai commencé à vingt-sept ans par Au château d’Argol, qui était un livre d’adolescent. Bien sûr, on peut le lire sur le mode parodique. Mais il n’a pas été écrit dans cet éclairage. Il a été écrit avec une sorte d’enthousiasme, qui tenait peut-être en partie à ce que je débouchais tardivement dans la fiction, sans préparation aucune, ni essai préalable »). En le relisant à plus de trente ans de distance, je trouve qu’il témoigne quoiqu’il en soit à la fois d’une écriture déjà fort impressionnante, d’un attachement qui ne se démentira pas à un certain nombre de thèmes du surréalisme, même traités avec une certaine discrétion par ce « compagnon de route » qui ne reniera jamais le mouvement sans jamais en accepter les chapelles et les anathèmes, et d’une capacité à condenser en moins de 200 pages une très haute intensité dramatique autour de l’attente d’un indicible, d’une fatalité ou d’un hasard étrange qui ne saurait en être un, attente qui irriguera une grande part des écrits romanesques ultérieurs de l’auteur.
Quoique la campagne fût chaude encore de tout le soleil de l’après-midi, Albert s’engagea sur la longue route qui conduisait à Argol. Il s’abrita à l’ombre déjà grandie des aubépines et se mit en chemin.
Il voulait se donner une heure encore pour savourer l’angoisse du hasard. Il avait acheté un mois plus tôt le manoir d’Argol, ses bois, ses champs, ses dépendances, sans le visiter, sur les recommandations enthousiastes – mystérieuses plutôt – Albert se rappelait cet accent insolite, guttural de la voix qui l’avait décidé – d’un ami très cher, mais, un peu plus qu’il n’est convenable, amateur de Balzac, d’histoires de la chouannerie et aussi de romans noirs. Et, sans plus délibérer, il avait signé ce recours en grâce insensé à la chance.
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Pour orchestrer cette intense rencontre et ce simili huis clos qui n’a rien d’existentialiste entre le narrateur Albert, son vieil ami Herminien et son invitée Heide, Julien Gracq a particulièrement soigné son décor, distillant ses connaissances de géographe « professionnel » en une trame discrète qui irrigue le récit pour transformer cette histoire de passion incandescente et tragique, somme toute relativement banale, en un creuset symbolique et poétique d’une rare ampleur. Pour dégager les protagonistes de la tentation permanente, à laquelle ils cèdent encore souvent, de l’étalage des lectures philosophiques qui ancrent leur personnalité et leur vision du monde, l’auteur – bien avant sa rencontre avec Ernst Jünger – recourt déjà puissamment aux forêts. L’arbre, le roc et le ressac sont ici les icônes telluriques et marines, les véritables figures mythologiques, qui, beaucoup plus que les canons du roman gothique auxquels Julien Gracq feint de se référer dans son Avis au lecteur préliminaire, façonnent le paysage mental de l’amour et du drame.
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À l’horizon du sud s’étendait le haut pays de Storrvan. Depuis le pied des murailles la forêt s’étendait en demi-cercle jusqu’aux limites extrêmes de la vue ; c’était une forêt triste et sauvage, un bois dormant, dont la tranquillité absolue étreignait l’âme avec violence. Elle enserrait le château comme les anneaux d’un serpent pesamment immobile, dont la peau marbrée eût été alors assez bien figurée par les taches sombres des nuages, qui couraient sur sa surface ridée. Ces nuages du ciel, blancs et plats, paraissaient planer au-dessus du gouffre vert à une énorme hauteur. À regarder cette mer verte on ressentait un obscur malaise. Il semblait bizarrement à Albert que cette forêt dût être animée et que, semblable à une forêt de conte ou de rêve, elle n’eût pas dit son premier mot. Vers l’ouest de hautes barres rocheuses, envahies jusqu’au sommet par les arbres, s’alignaient parallèlement ; une rivière coulait à pleins bords dans ces vallées profondes ; la risée qui courait alors hérissait sa surface comme celle d’une peau transie de froid et, tout à coup, des milliers de facettes brillantes réfléchirent le soleil aveuglant avec un éclat curieusement immobile. Mais les arbres restèrent muets et menaçants jusqu’aux hauteurs bleuâtres de l’horizon.
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Si le château d’Argol n’est peut-être pas un château de la subversion au sens où l’entend Annie Le Brun analysant la tradition du roman gothique, il est bien le cadre somptueux et inquiétant d’un rêve éveillé, d’une fable intemporelle de la rivalité et de l’amour, qui justifie pleinement l’admiration d’André Breton, dès l’origine, pour ce texte « de jeunesse » dans lequel il voyait l’incarnation de ce que pourrait être un authentique roman surréaliste, chauffé à blanc, riche en symboles plus subtils qu’il n’y paraît à première vue, proposant déjà subrepticement des sentiers qui bifurquent sous la linéarité supposée des sentiments et des passions. Et comme le rappelle par ailleurs fort justement, en substance, Emmanuel Ruben dans son captivant essai « Dans les ruines de la carte » (2015), dans lequel Julien Gracq tient une place essentielle, c’est aussi au détour jamais anodin d’un nom de lieu ou d’une formation géologique sans véritable aléa que se déploie soudain la puissance romanesque.
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Quant aux machines de guerre qui dans ce récit sont mises en œuvre ça et là, destinées à faire mouvoir les ressorts toujours malaisément maniables de la terreur, un soin particulier a été apporté à ce qu’elles ne fussent, et surtout ne parussent pas inédites, et pussent par conséquent jouer du plus loin possible le rôle d’un signal avertisseur. Le répertoire toujours prenant des châteaux branlants, des sons, des lumières, des spectres dans la nuit et des rêves, nous enchantant surtout par sa complète familiarité, et donnant au sentiment du malaise sa virulence indispensable en prévenant d’avance que l’on va trembler, na pas semblé pouvoir être laissé de côté sans que fût commise une faute de goût des plus grossières. De même que les stratagèmes de guerre ne se renouvellent qu’en se copiant les uns les autres, et nous font éprouver ce sentiment tout à la fois d’étourdissement créateur, de gloire et de mélancolie qui nous saisit à la pensée que la bataille de Friedland c’est Cannes et que Rossbach répète Leuctres, il semble décidément ratifié que l’écrivain ne puisse vaincre que sous ces signes consacrés, mais indéfiniment multipliables. Puissent ici être mobilisées les puissantes merveilles des Mystères d’Udolphe, du château d’Otrante, et de la maison Usher pour communiquer à ces faibles syllabes un peu de la force d’envoûtement qu’ont gardée leurs chaînes, leurs fantômes, et leurs cercueils : l’auteur ne fera que leur rendre un hommage à dessein explicite pour l’enchantement qu’elles ont toujours inépuisablement versé sur lui. (Avis au lecteur)
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« Le Chateau d’Argol »….. qu’en dire ?…. Un peu comme « Le Rivage des Syrtes » ou même « La Forme d’une Ville » dédié à sa chère ville de Nantes….
Saint Florent Le Viel (et la Loire), le fleuve qui monte pendant les crues d’hiver, quasi à sec en été, et ses riverains qui suspendent les meubles par des ingénieux systèmes de poulies au plafond. Les civelles en hiver ou la baudroie au vin rouge.
Les livres (de Julien Gracq): des textes avec de longues phrases (paresseuses elles aussi ?) un surréalisme presque réel, un gothique quasi renaissance tellement il a été expurgé des moines (lubriques ?), des cachots humides et des fiancés contrariés (désolé pour Anne Le Brun, mais Ann Radcliffe ou Charles Mathurin c’est tout de même autre chose). C’est vrai qu’il y a une certaine intimité dans ces livres (douceur de vivre ?), mais je trouve que cela vieillit mal.
Reste le façonnage « à la Corti » des livres non coupés, des exemplaires (on ne disait pas soldé) mais qui présentaient des rides du temps ou des expositions en vitrine (c’était tout de suite en entrant à gauche). Le petit homme noir dans son fauteuil, derrière les innombrables tables. La nostalgie comme chez Gracq. Mais aussi des trouvailles (La collection romantique, Le domaine du mystère), il y en a eu des textes à lire, des auteurs à découvrir.