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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « P.R.O.T.O.C.O.L. » (Stéphane Vanderhaeghe)

Épopée plurielle et polycellulaire des complots qui croient venir, le puissant graffiti romanesque de P.R.O.T.O.C.O.L., partout sur nos murs intérieurs.

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Protocol

Mél. tend le bras, attrape le gobelet posé à ses pieds près du bout de carton, jauge l’intérieur. Elle n’est pas dupe, sait très bien que sa petite entreprise est d’avance condamnée, tôt ou tard il lui faudra déposer le bilan et ressortir à d’autres combines, car lui donner une pièce c’est admettre qu’elle existe c’est pointer la faillite des politiques publiques ou ce qu’il en reste derrière les simulacres, et pointer cette faillite, c’est aller à contre-courant des dogmes en vigueur et les temps ont bien changé, ne fait plus la manche qui veut, faut un permis une autorisation des papiers faut se déclarer, tous ces arrêtés, CQFD. Ceux qu’il faut déloger. Mél. lève les yeux vers la caméra suspendue au lampadaire là-bas à l’angle de la rue. Dédé lui a dit qu’elle était H.S. celle-là. Ce qui ne l’empêche pas de rester sur ses gardes. Qu’est-ce qu’il en sait Dédé, d’abord ? D’après lui, d’après Dédé qui le tient de Deni, pas mal de ces foutues caméras sont factices, tout le monde le sait qui les a vues bourgeonner les unes après les autres, sécurité-oblige, et elles doivent leur efficacité au fait que tout le monde ignore lesquelles fonctionnent vraiment, lesquelles font semblant. Comment le père Deni il sait tout ça lui, Mél. n’en a fichtre aucune idée.
C’est pas le jackpot encore mais il y a là dans le gobelet de quoi aller se prendre un kawa quelque part et casser la croûte. Mél. vide la ferraille dans le creux de sa main, l’empoche ; le gobelet, lui, prend la direction de la poche gauche de son blazer. Qui le comprime, il en a vu d’autres. Elle glisse le bout de carton dans son cabas rayé, empoigne ses sacs où elle conserve ce qu’elle a de plus précieux, des babioles, des souvenirs, pas grand-chose en réalité, quelques vêtements, le contenu de ses sacs ayant surtout une valeur sentimentale plus que marchande, mais c’est sa façon à elle de ne pas perdre pied. Elle se relève, s’essuie le nez sur le haut de sa manche droite, tourne la tête, regarde à gauche puis à droite puis à gauche avant de traverser la rue comme on le lui a appris il y a bien longtemps, mais c’était dans une autre vie, ça, une vie qu’elle n’est plus sûre d’avoir vécue du reste, se demande parfois si c’était bien la sienne et si c’était bien la sienne comment cette vie l’a laissée choir et s’écraser comme la merde dorée de Médor sur le trottoir là-bas mais non, Mél., t’engage pas sur ce terrain tu vas encore attraper des boutons ma vieille, et sans réfléchir elle transfère le cabas dans l’autre main pour libérer celle-ci et la diriger maintenant vers son entrejambes qu’elle râpe et ratisse du bout des ongles, pourvu que Dédé ne lui ait pas refilé un truc, merde, ce serait bien sa veine, elle avance, traîne ses sacs, tranche dans sa grasse épaisseur la foule hypnotique des passants qui s’écartent sur le trottoir, des fois qu’elle soit contagieuse, et dévient de la trajectoire les menant droit à peu importe.
À pas prudents, Mél. se dirige vers Oumar, planté aux avants-postes du Market +. Il la voit venir, pincement de lèvres désabusé, hochement de tête, allez allez, par ici ma belle.

La succession silencieuse et fatalement, inexorablement, disjointe de séquences vidéo issues de l’appareillage global de surveillance d’une grande ville contemporaine, suivant à la trace un individu en regrettant qu’il soir resté là quelques blancs de la carte et quelques silences trop teintés de mystère pour le confort de l’observateur – que l’on sait d’emblée ex post, mais de quoi ?

La frénétique mise en condition d’un autre individu, recruté plutôt contre son gré – ainsi pas très loin d’être kidnappé, soumis à un mélange rusé et néanmoins violent d’interrogatoire et de speech motivationnel, pris dans le moulin broyeur d’une logorrhée partiellement désabusée et particulièrement sûre de son bon droit.

L’épilepse : une narration comme de bas de page, complexe et menée au pas de charge, dans laquelle on subodorera d’emblée que se niche l’explication du tout, mais dont le rythme, les syncopes, les ellipses et les emportements retarderont le plus possible l’inéluctable.

Voici les trois fils rouges qu’a donné Stéphane Vanderhaeghe à son incroyable « P.R.O.T.O.C.O.L. », publié en février 2022 chez Quidam Éditeur, fils rouges constituant à eux trois la trame vigoureuse, sensible et potentiellement létale qui enserre les quinze personnages-points-de-vue sélectionnés pour ce roman choral aux allures nettement révolutionnaires et particulièrement, subtilement, ambiguës. Si je les réduis ici volontairement, et contre le flux de l’ouvrage, à une étiquette qu’ils dépassent nécessairement, Cécile l’enseignante de lycée, Mél. la clocharde, Oumar le vigile, Re:al le graffeur, Katya l’escort, Jean-Christophe le cadre commercial, Sonja l’étudiante et occasionnelle caissière, Rrezon le réfugié désireux de se fondre dans notre société de consommation, Raton le… rat !, Dédé le clochard, Sid le punk à rat, Iza & Isa les punkettes à rat, Keudra le traqueur de rats, Meryem l’épouse de vigile et mère de jeune en perdition plus ou moins prononcée, et enfin Baz le migrant informaticien, ces deux derniers à la voix apparaissant aussi tardivement que leur présence physique avait été précoce, feront de leur mieux, souvent à leur corps défendant, pour nous guider dans le labyrinthe de cette réalité de plus en plus interstitielle qui est la nôtre, jusqu’à un dénouement à la fois totalement inattendu et curieusement comme magnifiquement déjà écrit.

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Il n’existe déjà plus lorsque la porte de l’immeuble claque derrière lui. Il ne reviendra pas en arrière, on ne l’arrêtera plus. Sa décision, si c’en est une, si ce n’est pas autre chose, est irrévocable, mûrie de longue date – pensée, anticipée, répétée.
Par lui ou par d’autres.
Cet homme n’a pas de nom, et donc pas d’histoire, nul contexte dans l’immédiat susceptible de l’humaniser un peu, de prêter à son geste la moindre consistance. C’est un anonyme qui s’avance dans la rue, dont les motivations pour l’heure demeurent inconnues, son pas guidé par on ne sait quelle force, quelle part de folie, de conviction, de renoncement, de compulsion, de colère ou de haine, de détresse. On ignore tout de lui et seules resteront les tentatives de reconstruction après-coup, les hypothèses, un remords ou deux, si on avait su, l’indignation, l’hébétude, que renforce le visionnage des images vidéo. Agit-il pour son compte ou est-il simplement programmé, missionné par une force impérieuse à laquelle il ne peut se soustraire ; ou s’il le peut, ce serait paradoxalement dans une servile obéissance, dans l’accomplissement de son funeste dessein. Que reste-t-il encore de lui à ce stade. De l’homme qu’un jour il a dû être. Et que se dit-il, à quoi pense-t-il, alors qu’il fait ses premiers pas dans la rue sous le regard, bientôt, des caméras de surveillance.

Dans les froids paradoxes des sociétés contemporaines de surveillance (le Philippe Aigrain de « Sœur(s) » ou le Benjamin Fogel de « La transparence selon Irina » ne sont parfois pas si loin), dans les chausse-trappes des méthodologies de subversion et de contre-subversion, dans les méandres des restes de l’État-Providence (le Pierre Barrault de « L’aide à l’emploi » pourrait surgir, plus tragique que comique en l’espèce, à tout moment), dans l’uberisation foisonnante et le paiement plus que jamais à la tâche (le Gauz de « Debout-Payé » pourrait faire là un clin d’œil faussement rigolard), dans la marchandisation jusqu’auboutiste omniprésente et apparemment acceptée (on songera peut-être au glaçant « À l’aide ou le rapport W » d’Emmanuelle Heidsieck), quelque chose se trame, qui s’exprime sous des formes variables et masquées, mais fait résonner étrangement tout au long du roman le graffiti P.R.O.T.O.C.O.L. qui, tel un singe prêt à traverser le temps chez Terry Gilliam, apparaît sur toujours davantage de murs et semble exprimer une mystérieuse attente.

Non seulement polyphonique, le roman s’affirme discrètement comme authentiquement pluraliste, au sens de Vincent Message : jouant de certains ressorts de la farce sérieuse, cloisonnant la rue et l’espace public entre un devenir-clochard digne de Thierry Jonquet ou de Jean-Luc Manet , une essence-rat qui résonne avec celles créées aussi par le Norman Spinrad de « Rock Machine » ou de « Il est parmi nous », et une absence de perspective qui fait ici bien davantage que ramper, Stéphane Vanderhaeghe structure une véritable épopée, inscrite dans un étrange au-delà équivoque de la dystopie ambiante, là où peurs, colères et indifférences se côtoient le plus librement, contre toutes logiques pré-établies. Capable de déployer chaque fois que nécessaire dans ses corps conducteurs (tout particulièrement dans son épilepse) une phrase puissamment multi-cellulaire (qui a tout le souffle ambigu de celle du William Gaddis de « JR »), il n’a ainsi nul besoin de forcer le trait ou de surligner au marqueur, comme trop d’auteurs contemporains moins doués que lui, ce qui dysfonctionne ici-bas, pour nous offrir l’un des romans les plus somptueusement inquiétants qui puissent être.

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On devine leur présence comme une ombre sur des pas, une rumeur qui enfle mais n’éclate jamais, sourde et pesante, anodine peut-être, mais peut-être pas. Demain, les rats. Ils rampent en traînant le ventre, grattent et rongent, déchirent-dévorent, remuent dans les entrailles de la terre, remontent les canalisations, fouissent dans les immondices d’une civilisation qui est aussi un peu la leur. Il se murmure ici-là que Dieu créa le rat à l’image de l’homme – vorace, lubrique, sournois et fourbe, pleutre mais néanmoins prédateur, nuisible et inutile. L’homme et le rat, ça pourrait être une fable entre deux frères ennemis quoique semblables, l’histoire d’une tentative d’extermination de l’un par l’autre, sans cesse reprise car sans cesse avortée, or jamais l’homme ne se débarrassera du rat, jamais le rat ne viendra à bout de l’homme, tuer l’un revient à tuer l’autre alors voici comment l’un et l’autre se neutralisent, en se regardant mutuellement courir dans des petits labyrinthes sans issue, actionner les manèges de roues inépuisables, se cogner contre des murs et baiser, et baiser frénétiquement. Le rat observe et reproduit fidèlement le comportement humain. Il s’adapte, traverse les siècles, déplace son empire souterrain. Le rat n’hésite devant rien pour asseoir son hégémonie. Il court derrière le pouvoir, le profit, ses appétences sont sans fin, il a les dents longues, longues, toujours plus longues, qu’il lui faut sans cesse limer pour les maintenir à une taille raisonnable, c’est-à-dire qu’il doit tout faire pour dissimuler sa véritable voracité, il doit mordre-manger-ronger, c’est plus fort que lui, pour ne pas qu’on le soupçonne de vouloir mordre-manger-ronger, or tout le monde sait, personne n’est dupe, qu’en aiguisant ainsi ses quatre incisives, c’est son propre appétit qu’il entretient et qu’il décuple. Insatiable est le rat. Il a néanmoins appris à se méfier avec les siècles. À force de voir crever ses congénères, il a su discerner le poison, reculer devant les pièges qu’on lui tend, se faire discret et plonger dans le noir et la puanteur des égouts en attendant son heure. Et attendre, il sait faire tandis que son armée sous terre grandit – une armée aux rangs anarchiques attisant sa propre violence dans l’odeur de pisse, sa soif de revanche et de possession.

Nous aurons la joie d’accueillir Stéphane Vanderhaeghe ce jeudi 9 juin 2022, à partir de 19 h 30, à la librairie Charybde (Ground Control, 81 rue du Charolais, 75012 Paris) pour une rencontre-lecture-dédicace qui devrait vraiment valoir le détour !

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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