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Notes de lecture 2017

Note de lecture : « Les Œuvres de miséricorde » (Mathieu Riboulet)

La tendre confrontation des chairs étrangères pour saisir le dévoiement de la miséricorde.

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Je m’aperçois une fois encore que la réputation de la France, du moins dans les milieux de minoritaires opprimés, est toujours bonne, même si elle carbure à de vieux mythes issus de la Révolution qui ont pris depuis de sérieux plombs dans l’aile. Je lui raconte Cologne et mon désir confus de suivre l’Histoire à la trace sur des corps d’hommes allemands. « Avec moi tu es mal tombé, il n’y a pas que des corps allemands ici », sourit-il. Il ne me prend apparemment pas pour un fou. Je réponds que j’ai l’habitude, qu’outre-Rhin les corps arabes et les corps noirs sont nombreux, que je les étreins comme les autres, et avec eux l’histoire de France, chapitre colonisation.

De ce projet complexe, qui pouvait en effet exposer son concepteur au soupçon de folie, de plus d’une manière, l’origine est ancrée dans le christianisme doctement mécanique – et pourtant infiniment subtil – des fort chrétiennes œuvres de miséricorde et de leur amplification janséniste, ainsi que Mathieu Riboulet l’expose en préambule de son texte publié chez Verdier en 2012. Que sont-elles ? Issues du chapitre 25 de l’Évangile de Matthieu, elles forment « un ensemble d’impératifs moraux édictés par l’Église, censés obliger les chrétiens et peser de leur poids dans la balance du Jugement dernier » : donner à manger à ceux qui ont faim, donner à boire à ceux qui ont soif, vêtir ceux qui sont nus, loger les pèlerins, visiter les malades, visiter les prisonniers, ensevelir les morts. Elles sont assorties de leur pendant menaçant : ne pas y souscrire, c’est offenser le Christ lui-même, en la personne des nécessiteux de ces mêmes œuvres.

Quelle que soit la béance de la plaie ouverte au flanc européen en 1914, et quelle que soit la sensibilité, encore, de la blessure, nous avons peu à peu bâti sur l’événement une somme de pensées qui lui ont fixé des bornes symboliques, émotionnelles relativement précises entre lesquelles se frayer un chemin reste possible à qui en éprouve le besoin. Il est pour moi la grande porte d’entrée dans le siècle : des hommes se tiennent sur le vaste plateau de terre qui avance vers l’Atlantique, au fil des cent vingt années précédentes ils ont forgé les formidables leviers qui vont durablement dicter leurs conditions au monde (naissance de l’industrie, division du travail, colonialisme, irrésistible ascension de la bourgeoisie – l’ère du roman), et, peut-être pour vérifier la solidité de leurs acquis, ou plutôt pour trouver un exutoire aux tensions insensées qui agitent leurs entrailles et leurs muscles, depuis sans doute la nuit des temps, comme le constatait déjà Thucydide, ils s’abandonnent sans frein aux joies d’un affrontement aux allures militaires mais pourtant étrangement civil où s’engloutiront sans barguigner neuf millions d’hommes. Je sais où cette porte, et que le chemin auquel elle donne accès est un chemin qui descend. Contrairement à Orphée, nous avons tout loisir de nous retourner pour considérer le parcours, derrière nous tout est déjà pétrifié. Si j’ai éprouvé le besoin de toucher un corps allemand et d’être touché par lui, c’est sans doute, en vertu de cet étrange pouvoir d’équivalence que l’évangile de Matthieu accorde au Christ (« chaque fois que vous ne l’avez pas fait à l’un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l’avez pas fait »), pour entrer en contact avec un de ces soldats qui aurait pu me tuer et que j’aurais pu tuer alors que lui et moi sommes de la même eau. Et nous nous serions tués au lieu de nous étreindre comme Andreas et moi (et d’évidence cette étreinte n’aurait rien racheté). Pétrifiés, les soldats morts le sont toujours, mais je sais où ils sont – sur le bord du chemin, aux premiers pas de la descente – et par conséquent où je suis, moi – quelques pas plus avant, toujours dans la descente.

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Soldats anglais et allemands jouant au football (Ypres, décembre 1914) -Photo : blog Les Carnets de Frédéric

Mais ce n’est pas du tout uniquement à une tragique historiographie de ce catégorique impératif chrétien que s’attaque ici Mathieu Riboulet. Comme il l’annonce d’emblée, il s’agit pour lui d’aller éprouver, dans le choc des chairs et des tendresses, les natures possibles du lien franco-allemand, de l’articulation de la paix, de la guerre, du mythe et du préjugé, en s’extrayant – tout particulièrement dans l’étreinte sexuelle et amoureuse – d’une histoire familiale personnelle lourdement marquée par les trois conflits de 1870, de 1914 et de 1940.

Sur le corps d’Andreas je ne trouverai rien que les traces des victimes. La pensée de la haine et ses actes ne sont pas notre héritage, ils restent aux basques du pouvoir, de l’argent, de la pègre, où les laquais s’activent pour les cérémonies futures, où « le destin s’aiguise sur d’autres aiguisoirs », pour reprendre les mots employés, quatre cent cinquante-huit ans avant Jésus-Christ, par Eschyle dans Agamemnon. C’est qu’on n’invente rien, voyez-vous, tout ou presque est toujours déjà là.

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La Décollation de Saint Jean Baptiste (Le Caravage, 1608)

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C’est donc en entrechoquant puissamment la rencontre des corps et la quête des ombres, à Cologne ou à Berlin, avec l’aide du Caravage, de sa Décollation de Saint Jean Baptiste (à La Valette), de son Incrédulité de Saint Thomas (à Berlin), de son Martyre de Sainte Ursule et de sa Flagellation du Christ (toutes deux à Naples), que Mathieu Riboulet va pouvoir interroger dans la chair même le mystère de la miséricorde, et de sa dégradation dévoyée, qu’il va pouvoir (tissant au passage un contraste entre l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, résonnant avec l’Alban Lefranc de « Si les bouches se ferment », et esquissant déjà une partie de son saisissant travail de 2015, « Entre les deux il n’y a rien ») cheminer aux côtés de Rainer Werner Fassbinder (et là encore avec un bel écho fugace du « La mort en fanfare » d’Alban Lefranc), de W.G. Sebald et de son « De la destruction comme élément de l’histoire naturelle », d’Anselm Kieffer et de ses matériaux résiduels et emblématiques, ou encore de Stig Dagerman et de son « Automne allemand ».

Plus mes os cliquetaient, plus je sentais mon corps autour d’eux accroché, dessiné et bâti, plus je sentais la vie et toute la vanité, insensée, qui m’avait jeté sur les routes d’Allemagne, sur les routes de l’Histoire, pour m’essorer enfin comme on vide une éponge avant de la jeter pour éviter l’odeur d’humidité rance qui colle aux doigts longtemps… Que faire de tous ces os quand ils sont trop nombreux, que la terre en dégorge parce qu’ils nourrissent la honte mais ni fleurs ni moissons ? Les camps de concentration de catégorie III, les plus durs, étaient appelés Knochenmühle, « broyeurs d’os », ce qui dit bien que même les morts n’y trouvaient pas de repos. Au fond de la nuit où je glisse, toute conscience première abolie mais toute conscience seconde dans un état de veille aigu, ceci étant de toute évidence la condition de cela même si ce n’est pas la voie du repos de l’âme, pas la voie de la grâce, pas le chemin de Port-Royal, je comprends enfin ça : que les Allemands nazis ne voulaient surtout pas que leurs victimes aient même un lieu pour le repos, songent même au repos, voulaient que tout finisse, et l’âme et la mémoire, dans une fumée âcre qui ne célèbrerait rien d’autre que le néant. On sait que leur échec est là où Ruth Klüger l’a si précisément situé : « La mémoire est une faculté, non une vertu. »

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Il faut un talent bien rare pour extraire ainsi de l’expérience la plus intime, des replis du soi le plus charnel, la confrontation intellectuelle pugnace entre des théories et une praxis, entre une Histoire et ses méandres les plus redoutables, cristallisant à portée de voix du Mémorial aux Juifs assassinés d’Europe de Peter Einsenman, à Berlin, les sublimes hypocrisies que sut toujours inventer et faire partager, par la séduction ou par la force, le nanti aux moins lotis, les concepteurs d’oppression aux exécuteurs de basse besogne. Mathieu Riboulet élabore sous nos yeux incrédules la langue même capable de rendre compte de ces phénomènes et de les traquer au fond de nous.

J’ai vu des hommes, ignorant tout de la miséricorde, dépasser même la surérogation pour gagner tout d’un coup les œuvres de tuerie. Ils sont venus à moi qui étais faible et nu, j’ai su qui ils étaient et pourquoi ils venaient, et comme ils approchaient je leur ai murmuré, Ah vous venez gagner vos œuvres de tuerie.

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Photo ® Sophie Bassouls

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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