Les villes et la mémoire collective allemande en ruines.
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Ce livre publié en 1999 rend compte d’une série de conférences, intitulées «Guerre aérienne et littérature», et prononcées par W.G. Sebald en 1997 à Zurich, et des vives polémiques qu’elles ont ensuite suscitées.
Né en 1944 au cœur de la catastrophe, sous le signe de Saturne, Sebald rend compte ici des séquelles psychologiques des bombardements des villes allemandes à partir de 1942, et de l’apathie de la population (si bien décrite par Stig Dagerman dans «Automne Allemand») et des écrivains, incapables de rendre compte de ce désastre au-delà du supportable et de l’inscrire dans la mémoire, ses conséquences étant refoulées avec le rejet de la défaite du Troisième Reich – une question du refoulement collectif qui est au cœur de toute l’œuvre de W.G. Sebald.
Un exemple frappant de cet aveuglement affectif est Irma Schrader, gérante d’un cinéma bombardé le 8 avril 1945 à Halberstadt, et qui, sans réfléchir, se lance à corps perdu dans une tentative absurde de déblaiement du cinéma, afin que la séance de 14 heures puisse tout de même avoir lieu. Jean-Yves Jouannais consacre également à Mme Schrader un chapitre superbe, dans son essai littéraire «L’usage des ruines».
«Alfred Döblin, qui était alors dans le sud-ouest de l’Allemagne, consigne dans une note datée de la fin de 1945 : … Les hommes circulaient dans les rues, parmi les ruines effrayantes, comme s’il ne s’était rien passé de spécial, comme si la ville avait toujours été dans cet état.»
«Les récits des rescapés se caractérisent en règle générale par leur discontinuité, leur caractère singulièrement erratique, en telle rupture avec les souvenirs nés d’une confrontation normale avec les faits qu’ils donnent facilement l’impression de n’être qu’invention pure ou affabulation sortie d’un mauvais roman. Mais si ces relations de témoins oculaires paraissent mensongères, c’est aussi à cause de leurs nombreuses formules stéréotypées. La réalité de la destruction totale, qui échappe à la compréhension tant elle parait hors norme, s’estompe derrière des formules toutes faites comme «la proie des flammes», «la nuit fatidique», «le feu embrasait le ciel», «les puissances infernales s’étaient déchainées», «c’était une vision d’enfer», «le terrible destin réservé aux villes allemandes», etc. Leur fonction est de masquer et de neutraliser les souvenirs vécus qui dépassent le concevable.»
Sebald dénonce d’un côté la stratégie britannique, la soumission à une logique de production d’armes et la fascination pour la destruction de masse, mais aussi et surtout, dans un réquisitoire contre les écrivains allemands au sortir de la guerre, le refoulement de ces événements et de leurs conséquences psychiques en Allemagne. Certainement lié, même inconsciemment, à la culpabilité de tous les allemands à cause du nazisme, cet oubli du passé fut un mécanisme efficace pour la reconstruction, mais il ne permit pas de comprendre ou de tirer tous les enseignements des valeurs (telles que cette éthique du travail sans aucun état d’âme) sur lesquelles le nazisme avait pu se développer. Selon les mots de Hans Magnus Enzensberger, «l’inconscience était la condition de leur succès».
Cet essai et le titre finalement choisi par Sebald, «De la destruction comme élément de l’histoire naturelle», qui illustre les efforts de l’auteur pour donner un sens à l’histoire à partir de fragments chaotiques, fait écho aux préoccupations de Mike Davis, en particulier telles qu’elles s’expriment dans «Dead cities».
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