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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Tadjélé – Récits d’exil » (Léo Henry, Jacques Mucchielli, Laurent Kloetzer & Stéphane Perger)

C’est peut-être in fine dans l’exil que Yirminadingrad se révèle encore plus brillamment, étoile secrète d’un monde tardif et agité.

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Publié chez Dystopia Workshop fin 2012, le troisième recueil de nouvelles consacré à la ville mythique de Yirminadingrad, après « Yama Loka Terminus » (2008), qui en fournissait divers témoignages hautement suspects depuis l’intérieur, et « Bara Yogoï » (2010), qui en explorait les confins, environs géographiques, passés enfuis, ou futurs probabilistes, « Tadjélé », sous-intitulé fort explicitement « Récits d’exil », s’intéresse à différentes formes de diasporas plus ou moins désespérées, nées de l’effondrement de la ville au bord de la mer Noire, effondrement que laissaient entrevoir, depuis plusieurs angles, les 28 nouvelles constituant jusqu’alors le corpus yirminadingradien.

Léo Henry et Jacques Mucchielli, rejoints pleinement par Laurent Kloetzer pour ces vingt nouvelles pièces (dont la paternité individuelle, une fois de plus, demeurera un secret extrêmement bien gardé), atteignent ici un sommet d’écriture, manifeste dès la première nouvelle, « Septième exode », aux accents puissamment volodiniens, narrant la fuite éperdue, à travers la Sibérie en direction du Nouveau Monde, d’une poignée d’Adiniens, cherchant à échapper au sort qui leur semble promis par la chute indistincte de leur cité, se heurtant aux milices de tout poil, aux contrôles abusifs, aux procédures d’immigration volontiers humiliantes, mais aussi, très épisodiquement, à quelques générosités d’accueil toujours inattendues. Usant du pouvoir hypnotique d’un langage mélopée, dans lequel la bribe de réel est comme enchâssée dans une scansion rythmique et rituelle, ce chemin de l’exil ouvre le recueil sur une floraison de lendemains yirminadingradiens, ailleurs, qui ne chantent certainement pas, jamais, mais foisonnent en chiendent maudit et indispensable.

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® Stéphane Perger / Dystopia Workshop

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Le camion a redémarré une demi-heure plus tard et, à la nuit tombée, s’est arrêté à nouveau. Vaja Mdivani a fait sortir les Adiniens, a pris leur argent et leur a offert un dernier conseil : profiter de la nuit pour traverser le plus de pays possible.
Une patrouille les a interceptés vers une heure du matin.
Ils n’étaient qu’une douzaine mais ils étaient armés et ils avaient le même regard que celui des hommes de la Milice du Sang Présent, cette absence de lumière au fond de l’oeil chez qui a été témoin de trop d’atrocités, au point qu’il n’est plus capable de comprendre l’horreur de ses propres actes. (« Septième exode »)

Quand Svetlana Pehlivan a poignardé Djokar Oumarov à l’épaule parce que le combattant avait cru que son visage dévasté en ferait une fille facile, que partager une bouteille de vodka lui donnait des droits sur elle, tout le monde a compris qu’il fallait partir. Mais Stefan Pehlivan, lui, a décidé de rester, de se battre aux côtés des Tchétchènes rouges. Kiril Pehlivan a essayé de le raisonner, lui a dit « Petit frère, ce n’est pas notre combat, tu dois penser à tes compatriotes qui ont besoin de toi pour continuer à fuir, à tes soeurs qui comptent sur toi pour les guider quelque part où il n’y a pas la guerre. » Mais Stefan Pehlivan lui a répondu que la guerre était partout ou que, du moins, il ne pourrait plus jamais penser que la paix existe, que cette partie de son cerveau qui reconnaissait la quiétude des espaces et des temps où l’on ne va pas être exterminé était morte. « Mais, a dit Kiril Pehlivan, alors au moins bats-toi aux côtés de ton peuple, les Adiniens. Nous avons plus besoin de toi que ces étrangers. » « Notre peuple n’est plus, a répondu Stefan Pehlivan, ou plutôt notre peuple c’est celui de ceux qui se battent malgré tout pour ne pas disparaître, qu’ils soient Adiniens, Mycrøniens, Tchétchènes ou Ibürs. Servir mon peuple, grand frère, c’est choisir mon camp. » (« Septième exode »)

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® Stéphane Perger / Dystopia Workshop

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Plus encore que dans « Bara Yogoï », l’illustrateur Stéphane Perger est devenu un auteur à part entière de recueil, poursuivant ce travail d’irrigation par l’image qui vient souligner un effet, désamorcer une tentation interprétative, ou au contraire proposer une échappée brutale vers une autre direction.

Il me semble (une fois n’est pas coutume pour un – presque – maniaque comme moi de la lecture dans l’ordre) que le recueil supporte parfaitement deux modes d’approche : l’un immédiat, ne se souciant pas des préalables de « Yama Loka Terminus » et de « Bara Yogoï », proposera à la lectrice ou au lecteur de découvrir sans a priori les exilés et leurs descendants, les mythes – confus ou précis – qu’ils semblent souvent partager, les totems historiques auxquels ils s’accrochent, racines illusoires pour des identités chancelantes et toujours malmenées, l’autre documenté, extrayant des 28 nouvelles antérieures les connaissances diffuses, éparses et à la fiabilité elle-même douteuse, permettant d’éclairer – ou de croire un instant moins sombres – les lieux, les héros ou anti-héros, les peuples, les abus et les guerres qui ont façonné ces nomades mal – ou trop ? – adaptés que sont les Yirminadingradiens en exil et leurs progénitures incertaines.

Dans la maison nombre d’objets persistent. Des tableaux à l’huile peints à grosses touches, des machines entêtées. Des photos couleur dans des sous-verres décoratifs, des cadres brodés, souvenirs au point de croix, motifs de poissons surtout, et de lettrines ornées. Les rideaux sont en tissu lourd, empesés, ils tombent sur le jour. La table en aggloméré laminé formica, les couverts en acier inoxydable et plastique mâchonné. Le dernier verre en pyrex utilisé est opaque à force de calcaire et de vaisselles. On croirait le mobilier assoupi ; il grince pourtant. Chaque jour, les outils remplissent leur tâche entre des mains usées. Elle les a douces au-dedans, polies par l’usage. On les sait froissées au verso, chiffonnées, tavelées comme des cartes sur parchemin. Parfois elle prend l’éponge humide, celle qui n’a pas de grattoir, qui pue le croupi et la fibre noyée et, d’un coin, elle fait briller les facettes, elle abolit les dépôts. Ses doigts sont des grues, alors, de formidables engins de chantier à la précision émouvante. On voudrait évoquer des mains roses, blanches aux ongles brillants, ses mains d’avant la vieille, mais ce serait biaiser. Ce serait choisir de ne garder qu’un profil, occulter la paupière assombrie qui palpite sur l’œil gauche. Elle est vieille, assurément, on ne peut pas le nier. (« Il y vient aussi des ombres, que la nuit dissipera »)

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Gangs simultanément spiritualisés et matérialisés, en pleine expansion dans les nouvelles mégalopoles de la mer Noire et au-delà, là où les civilisations veulent se prétendre choc et démagogie (« Si ce n’est pas Byzance », « Le Dit du doigt second », « Treize roses rouges dans une sculpture de verre et de lumière »), terroristes hésitants emplis de crainte maladroite et de ressentiment obscur, bien malgré eux (« Nous détruirons votre monde morbide »), grand-mères désabusées figées en quotidiens ritualisés lorsque leurs pouvoirs prêtés par la rumeur ont disparu (« Il y vient aussi des ombres, que la nuit dissipera »), mannequins dépressifs recyclés en appâts involontaires pour traders psychopathes ordinaires (« Confessions »), piliers de bar à l’éthylisme maîtrisé mais néanmoins prompts à réagir à l’insulte réelle ou supposée et à défourailler en conséquence (« Analyse de cas psychogéographique : Origines hypothétiques du fantôme de la Caverne de Phil – Missoula, MT. »), ectoplasmes oniriques ou psytroniques à l’influence bien réelle, naissant du chaos et de l’espoir généralisés (« Au sud de la frontière »), errants surnaturellement religieux venus quêter un instant de paix dans la dernière marge (« De la cécité »), Gauguins réincarnés acharnés à retrouver en eux le sens des femmes et des îles (« Matamua : il y eut une fois »), voyageurs du monde au stade avancé de la clochardisation céleste (« Une vie ordinaire – États intermédiaires »), gardiens assermentés et rémunérés en conséquence de transnationales dérives amazoniennes (« Sous la selve »), exégètes paradoxales de civilisations légendaires ou enfouies à l’instar de Yirminadingrad elle-même (« Ici tout est inexplicable »), porteurs de virus informationnels puissamment éradicateurs qui traquent la mémoire (« Un piège de sable »), hackers démystificateurs de la plus haute volée (« Et s’il vous faut pour y croire la voir mourir un million de fois »), mineurs hautement spécialisés n’ayant peut-être pas abandonné tout esprit de vengeance, même symbolique (« Les Portes de la terre »), explorateurs des fosses ultimes de notre Terre (« L’audition d’un vrombissement lointain et le scintillement des étoiles »), gènes et ferments d’une révolution mondiale n’hésitant pas à voler le désastre à l’Absurde (« Les mauvais jours finiront ») : les parias de Yirminadingrad, que l’on pourchasse ou ignore dans leurs bas-fonds, deviennent aussi au fil des nouvelles, sous nos yeux incrédules et aimantés, les démiurges d’une réalité nouvelle, infiniment secrète et contournée, qui ne demande peut-être désormais qu’à éclore.

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® Stéphane Perger / Dystopia Workshop

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Ils sont venus me chercher au bout de dix-neuf jours. Le deuil des Malaikas se déroule en privé, on pleure chez soi, sans témoin. Mais l’appel à la vengeance se fait toujours en public. Les hommes de Maalik ont pris possession d’un bar à touristes en centre-ville et en ont délogé la clientèle. Dehors, un escadron de police veille à ce que la cérémonie ne soit pas interrompue, à ce qu’elle ne déborde pas dans la rue. Des dizaines de Yirmizenès sont massés devant le débit de boissons, tendus, en colère.
À l’intérieur, Maalik, couvert de crasse, les cheveux poisseux, les yeux rougis, se tient torse nu au centre de la salle, buvant à grandes goulées. Ses lieutenants et deux phalanges de sept hommes l’entourent, déjà ivres, à chanter pour le mort : pleurs sur sa vie perdue et clameurs de revanche. Dehors, on joue de l’épaule pour apercevoir ce qui se passe à travers la vitrine.
La première chose qu’ils brisent, c’est le grand miroir derrière le zinc ; Mehmet balance un tabouret en travers et le reflet des Malaikas éclate ; une clameur monte de la rue. La foule hurle le nom du défunt pendant que les hommes de Maalik détruisent méthodiquement bouteilles et verres, tables et chaises, arrachent les éclairages des plafonds, lacèrent les murs tendus de toile à coups de tessons. Je suis sur le chemin et on me déplace, on me jette dans un coin comme si j’étais un élément du mobilier. La décharge électrique qui naît à mon flanc et remonte jusqu’à mon épaule me signale que j’ai au moins une côte cassée. Et une putain de trouille.
Au milieu du chaos, immobile, Maalik pleure.
Je rampe.
Puis, chacun leur tour, ses fidèles se tournent vers lui et le frappent au visage. Il vacille sous les coups, ses traits se déforment d’ecchymoses, le sang se mêle à la morve, goutte de son menton. Il reste debout.
Maalik : « Nous sommes faits de lumière », hurle-t-il. « Maudits soient ceux qui face à la vérité détournent le visage ! Nous sommes les fils de Yirmi, nous n’acceptons la loi d’aucun homme, d’aucun dieu. Notre seule loi est la vérité, notre seule loi est la vengeance ! »
Dehors, on se bat avec la police et il est temps de tirer sa révérence. Parce que, alors que ce rituel terrible touche à sa fin, alors qu’on glisse un long couteau recourbé dans chacune des paumes de Maalik et que les premiers effluves de gaz lacrymogène fleurissent au ras des pavés, je vois quelque chose que je n’aurais jamais pensé voir, quelque chose qui me colle une frousse écœurante à m’en décoller la plèvre, à me donner des envies de sobriété.
Le putain de sourire de Maalik. (« Si ce n’est pas Byzance… »)

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® Stéphane Perger / Dystopia Workshop

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Bien qu’ayant adoré les deux premiers recueils, je n’avais pas lu celui-ci à sa sortie en 2012, ne parvenant pas à surmonter le décès brutal de Jacques Mucchielli, survenu un an plus tôt, en me replongeant dans Yirminadingrad. Je le regrette amèrement à présent, car c’est sans doute ici que l’écriture fusionnelle des compères atteint son point de plus haute intensité, maniant les sources avec beaucoup plus que de la simple habileté, dégageant et donnant vie à une mythologie complexe qui, issue des ruines d’une ville ex-communiste des bords de la Mer Noire, envahit secrètement l’espace mental de toute une civilisation, par ses interstices les plus ténus et les plus ignorés de prime abord. Ce gigantesque travail politique passe par une puissante poésie des failles, par un humour inlassablement noir, par une chaleur étonnante, issue qu’elle est de cendres. Oui, comme le clamait le superbe spectacle visuel et musical des Ensembles 2.2 en 2011 : « Des gens vivaient ici ». Et ils n’ont pas fini de vivre en nous, au plus profond.

Au travail, c’était le chaos. J’avais été chargé de vendre le plus de créances titrisées possibles alors que j’avais été engagé pour en monter. La pression du Board était énorme, on parlait de licenciements, on se murmurait le nom des filiales qui seraient vendues les premières. Tout le monde avait une histoire à raconter sur le type du bureau d’en face qui se préparait à rejoindre la concurrence, le collègue qui spéculait à son compte sur l’effondrement des produits financiers adossés aux crédits immobiliers à risques. Les apôtres de la scientificité des opérations de marché, comme les adeptes du « tao du pognon » qui considéraient notre travail comme une pratique martiale, une sorte de jiu-jitsu financier, étaient sans mot. Le réalisme comme la mystique échouaient à saisir ce qui se passait. Personne ne pouvait imaginer ce qui allait nous arriver finalement mais, déjà, nous vivions dans la peur. Alison essayait de me rassurer en vain, quant à Veronika, elle se moquait de moi, elle répétait que notre monde disparaitrait bientôt aussi sûrement que le sien avait été réduit en cendres. Je n’aimais pas ce côté de Veronika, son mépris pour ce que je faisais, pour l’Amérique. Nous avons cessé d’en parler. (« Confessions »)

Bouton Adar

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Léo Henry, Jacques Mucchielli, Laurent Kloetzer et Stéphane Perger avaient prévu un quatrième volume de nouvelles, qui témoignerait de l’ouverture essentielle de Yirminadingrad, en le confiant à des auteurs que tenterait le défi. Sous leur impulsion et sous celle de leurs éditeurs associatifs, nos amis de Dystopia Workshop, le projet verra le jour à l’automne 2016, avec l’aide de celles et ceux qui, comme moi, estiment indispensable cette magnifique littérature de la marge signifiante. Le recueil « Adar » est prêt, et n’attend plus que votre soutien pour paraître, en même temps que « Yama Loka Terminus », presque épuisé, et « Bara Yogoï », qui l’est depuis plusieurs mois, seront réédités. C’est ici que ça se passe, ou en cliquant sur l’image ci-contre, et croyez-moi, le jeu en vaut la chandelle (et les contreparties proposées sont somptueuses).

Mais il y avait aussi, et surtout, cette ferveur croissante propre aux grands déchaînements de violence. La mystique du crime florissait dans toutes les classes de la population, donnant à cette querelle de gangsters une dimension biblique. On voyait à nouveau se manifester Jesús Malverde, le narcosaint, qui apparaissait au plus fort des fusillades pour recevoir dans la nuque la balle destinée au bandit sous sa protection. Fuyant une scène de représailles, un autre se faisait arracher dans les airs par le militaire ailé Juan Soldado, protecteur des condamnés innocents. Mais la figure qui revenait le plus souvent dans les récits des témoins était celle de Santa Muerte, femme squelette au manteau de Vierge, Sainte Mère des Derniers Jours, prévenant les guetteurs de l’imminence d’un assaut, favorisant une esquive dans la tourmente et protégeant de toute mort violente par son souffle brûlant et le cliquetis de ses doigts d’os. Médailles et images s’arrachaient dans les cités du Nord, on taillait des ex-voto, brûlait de l’encens et priait devant des tas de feuilles de coca, de douilles, de fleurs d’agave séchées. Le sang appelait le sang, la violence engendrait les cauchemars, pain quotidien de ceux dont le destin était de vivre des interstices et de sombres négoces. (« Au sud de la frontière »)

Pour acheter le livre chez Charybde, c’est ici. Et oui, les mauvais jours finiront.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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