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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Alexis Zorba » (Nikos Kazantzakis)

La danse de l’inlassable rieur comme possibilité d’une existence. La Crète de 1920 pour un chef d’œuvre d’humour et d’intelligence.

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Publié en 1946, traduit en français en 1963 chez Plon par Yvonne Gauthier, le troisième roman de l’insatiable polygraphe grec Nikos Kazantzaki (1883-1957) est enfin réédité (l’édition Pocket de 1999 était à son tour devenue introuvable) en ce mois de mai 2015 chez Cambourakis, dans une nouvelle traduction menée par René Bouchet, qui propose également ici une somptueuse préface.

Le traducteur rappelle ainsi d’emblée un point majeur concernant cette œuvre mondialement célèbre, mais souvent renvoyée désormais à un statut quelque peu mythique et figé : si l’interprétation d’Anthony Quinn, tout particulièrement, dans le grand film de Michael Cacoyannis (1964), constitue un grand moment de cinéma, elle contribue largement, avec une critique souvent fort réductrice construite dans les années 1960, à faire d’ « Alexis Zorba » un « simple » roman de l’âme grecque éternelle – qui n’existe sans doute pas, et sûrement pas aux yeux de Nikos Kazantzaki -, alors qu’elle est manifestement, à la lecture, bien autre chose.

J’ai fait sa connaissance au Pirée où j’étais descendu prendre le bateau pour la Crète. Le jour était sur le point de se lever. Il pleuvait. Un fort sirocco poussait les embruns jusque sur le petit café. Les portes vitrées étaient fermées, il y avait dans l’air des relents de sueur et d’infusion. Il faisait froid dehors, l’haleine des clients avait embué les carreaux. Cinq ou six marins vêtus de gilets bruns en poil de chèvre, qui avaient passé la nuit sur place, buvaient du café et de la sauge et regardaient la mer à travers les vitres opaques.
Étourdis par les lames de la tempête, les poissons avaient trouvé refuge dans la tranquillité des eaux profondes et attendaient que, plus haut, la mer se calme. Les pêcheurs, entassés dans les cafés, attendaient eux aussi que la colère divine s’apaise et qu’une fois rassurés les poissons remontent à la surface mordre à l’hameçon. Les soles, les rascasses, les raies rentraient dormir après leurs expéditions nocturnes. Le jour se levait.

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Récit âpre, oscillant à chaque page entre la comédie pure et la tragédie insidieuse, équilibre un rien miraculeux entre deux univers qui s’entrechoquent, celui du narrateur, jeune intellectuel fortuné et songeur, et celui de Zorba, homme de peine, d’action et de plaisir, blanchi sous le harnais des nécessités quotidiennes sans qu’elles donnent l’impression d’avoir pu lui faire courber l’échine, « Alexis Zorba », s’appuyant sur la folle équipée de la création presque ex nihilo d’une exploitation de lignite dans un coin de Crète, rural en diable, et sur l’aussi folle amitié s’épanouissant entre deux êtres que tout devrait, selon les conventions sociales ou psychologiques, séparer, réussit ce qui s’était jusqu’alors dérobé au talent de Nikos Kazantzaki, essayiste et poète incroyablement prolifique dans l’entre-deux-guerres, mais romancier encore relativement novice : contourner la tentation omniprésente du didactisme pour offrir une brique brutale de réel, un joyeux télescopage entre l’apollinien et le dionysiaque (comme le souligne à si juste titre René Bouchet dans sa préface), un carrousel étourdissant d’humour féroce et de tendresse improbable, d’appétit farceur et de drame mortel.

Un de ces dimanches-là, au retour de notre copieux festin, je me résolus à sortir de mon silence et à confier mes projets à Zorba. Il m’écouta patiemment, bouche bée, en secouant seulement la tête de temps en temps, exaspéré par mes propos. Mes premiers mots avaient suffi à le dégriser et à lui éclaircir les idées. Quand j’eus terminé, il arracha d’un geste brusque deux poils de sa moustache.
– Excuse-moi, patron, mais je crois que tu as du fromage mou dans la cervelle. Quel âge tu as ?
– Trente-cinq ans.
– Ah bon ! Alors, le fromage ne durcira jamais, dit-il en éclatant de rire.
Piqué au vif, je me mis en colère.
– Tu ne crois donc pas en l’homme ?
– Ne te fâche pas, patron, mais je ne crois en rien. Si je croyais en l’homme, je croirais en Dieu, et au diable. Et c’est là, patron, que commencent les ennuis, les embrouilles. Et ça me pose problème.
Il se tut. Il ôta son bonnet, se gratta vigoureusement la tête, tira à nouveau sur sa moustache, comme s’il voulait l’arracher. Il avait envie de dire quelque chose, mais il se retenait. Il me regarda du coin de l’oeil, posa une seconde fois son regard sur moi et se décida à parler.
– L’homme est une brute ! s’exclama-t-il en frappant furieusement les pierres de son bâton. Une grande brute. Monsieur ne le sait pas, parce que Monsieur a sans doute été élevé dans du coton. Mais tu peux te fier à moi. Une brute, que je te dis ! Tu lui fais du mal ? Il te craint et te respecte. Tu lui fais du bien ? Il t’arrache les yeux.
Garde tes distances, patron ! Ne donne pas aux hommes trop de libertés, ne va pas leur dire que nous sommes tous égaux, que nous avons tous les mêmes droits. Aussitôt, ils piétineront tes droits, ils te retireront le pain de la bouche et ils te laisseront crever de faim. Garde tes distances, patron, je te le dis pour ton bien !
– Alors, tu ne crois en rien ? fis-je, hors de moi.
– Non, je ne crois en rien. Combien de fois faut-il te le dire ? Je ne crois en rien, en personne, sauf en Zorba. Pas parce que Zorba est meilleur que les autres, pas du tout, mais alors pas du tout ! C’est une brute, lui aussi. Mais je crois en Zorba parce que c’est le seul que j’ai en mon pouvoir, le seul que je connais. Tous les autres, ce sont des fantômes. C’est avec ses yeux que je vois, avec ses oreilles que j’entends, avec ses tripes que je digère. Tous les autres, je te dis, ce sont des fantômes. Dès que moi, je serai mort, tout sera mort. Le monde de Zorba sombrera tout entier !
– Si ça, ce n’est pas de l’égoïsme ! dis-je sur un ton sarcastique.
– Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse, patron ? C’est comme ça. Je te dis les choses comme je les sens, je te parle à la Zorba.

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Zorba tendit son cou, posa sur moi un regard joyeux et craintif.
– Parle clair, patron ! On n’est pas venu ici pour le charbon ?
– Le charbon, c’est un prétexte. Juste pour ne pas choquer les gens. Pour qu’ils croient que nous sommes des entrepreneurs sérieux, pour qu’ils ne nous lancent pas des pommes cuites. Tu vois ce que je veux dire, Zorba ?
Zorba resta bouche bée. Il essayait de comprendre, il n’osait pas croire à tant de bonheur. Il se jeta sur moi, m’attrapa par les épaules.
– Tu danses ? me demanda-t-il avec fougue. Tu danses ?
– Non.
– Non ? !
Il laissa retomber ses bras, stupéfait.
– Bon, dit-il au bout d’un moment. Alors, je vais danser tout seul, patron. Écarte-toi un peu, que je ne te renverse pas. Haï ! Haï !
Il s’élança d’un bond hors de la baraque, jeta ses souliers, sa veste, son gilet, retroussa son pantalon jusqu’aux genoux, et se mit à danser. Sur son visage enténébré, encore mâchuré par le charbon, brillaient deux yeux lumineux.
Il se lança dans la danse. Il frappait des mains, bondissait, virevoltait, retombait en ployant les genoux, rebondissait les jambes repliées, comme l’aurait fait un élastique. Soudain, il se remit à sauter, très haut, comme pour braver les lois de la nature et s’envoler. On sentait que, dans ce corps vermoulu, rompu, l’âme se débattait pour entraîner la chair et se jeter avec elle dans les ténèbres, telle une étoile filante. L’âme secouait le corps, qui ne pouvait rester longtemps en l’air et retombait. Alors, impitoyable, elle le secouait à nouveau, le soulevait un peu plus haut cette fois, mais le malheureux, pantelant, retombait encore.
Zorba fronçait les sourcils, son visage exprimait une inquiétante gravité. Il ne criait plus. Il serrait les dents et luttait pour atteindre l’impossible.
– Zorba, Zorba, criai-je, ça suffit !
J’avais peur que son vieux corps, ne supportant plus un tel emballement, ne vole soudain en éclats.
Je criais, mais Zorba n’entendait plus les cris poussés de la terre. Ses entrailles étaient désormais celles d’un oiseau.

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Récit d’une puissance exceptionnelle, drapant les contradictions entre la force originelle, généreuse et rageuse, du communisme qui fut si haineusement reproché à Kazantzaki de son vivant, et les aspérités de natures humaines vivaces et indomptées, pour le meilleur et pour le pire, nourries de Nietzsche, de Bergson et de Bouddha, les maîtres à penser de l’auteur, qui leur consacra l’essentiel de ses travaux universitaires, récit d’une immense habileté narrative, surprenant sans cesse, tout au long de ses 350 pages, la lectrice ou le lecteur tentés d’anticiper au plus simple, « Alexis Zorba » use comme bien peu de romans des possibilités offertes par la farce et par la gaudriole, par la sensualité et par la violence, pour déjouer les attentes et imposer avec détermination une rêverie sociale et politique qui s’abstient de donner des leçons mais provoque, stimule et aiguillonne en profondeur.

Zorba en avait par-dessus la tête de ma parlote, il ne pensait qu’à la veuve.
– Patron… me dit-il en me prenant par le bras.
Il se tourna vers Mimithos.
– Toi, file devant, lui ordonna-t-il, nous avons à parler entre nous.
Il baissa la voix, il avait l’air ému !
– Patron, on va voir ce que tu as dans le ventre. Ne fais pas honte à la gent masculine ! Le diable ou le bon Dieu te sert le rôti, tu as des dents, ne fais pas la fine bouche ! Tends la main, prends le ! Pourquoi tu crois qu’il nous a donné des mains, le Créateur ? Pour prendre. Alors, prends ! J’ai vu des tas de femmes dans ma vie, mais cette maudite veuve, elle crève le plafond !
– Je ne veux pas de tracas, répondis-je dans un mouvement d’humeur.
Je pris la mouche parce qu’au fond j’avais moi aussi désiré ce corps tout-puissant qui était passé devant moi, comme un fauve…
– Tu ne veux pas de tracas ! fit Zorba stupéfait. Mais qu’est-ce que tu veux alors, patron ?
Je ne répondis pas.
– La vie, c’est du tracas, poursuivit Zorba, la mort, non. Être vivant, tu sais ce que ça veut dire ? Chercher des poux et rentrer dans le chou.
Je ne disais rien. Je savais que Zorba avait raison, je le savais, mais je manquais d’audace. Ma vie avait pris un mauvais chemin, j’avais réduit mon contact avec les gens à un monologue intérieur. J’étais descendu si bas que, si j’avais eu à choisir entre l’amour d’une femme et la lecture d’un bon livre sur l’amour, j’aurais choisi le livre.

Bien loin de se réduire à un témoignage plus ou moins bucolique sur la Grèce des années 1920 ou à un hymne à la joie, comme trop de lectures ont tenté de le faire, « Alexis Zorba » fait sans doute partie de ces textes intemporels qui extraient leur puissance universelle, non d’une réduction à la simplicité pseudo-innocente, mais d’une singulière capacité à atteindre l’humain au plus profond, dans tous ses doutes et toutes ses complexités, et à extraire en chacun de nous le pouvoir du rieur et du danseur, le Zorba qui gronde et éclate, qui avance envers et contre tout pour, lui aussi, échouer mieux à chaque fois.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

5 réflexions sur “Note de lecture : « Alexis Zorba » (Nikos Kazantzakis)

  1. Oui, un tr-s grand livre, comme beaucoup d’autres de Kazantzakis. Livre sur l’amitié, la douleur, la joie.
    Rappeler l’amitié ardente entre Kazantzakis et Istrati, autre conteur d’Europe des Balkans, qu’on peut lire aussi chez Phébus. Deux de mes écrivains préférés !

    Publié par BRETHES Jean-Pierre | 22 avril 2015, 07:52

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