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Notes de lecture 2013

Note de lecture : « Le cœur cousu » (Carole Martinez)

Beau conte féministe et fantastique, poème en prose sur le rôle de l’imagination et de la narration.

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Le coeur cousu

Publié en 2007, le premier roman de Carole Martinez réussissait le pari un peu fou de construire un ample conte intemporel, en 440 pages nourries de sources puissantes, traité d’une façon bien personnelle en une construction subtile de récits directs et d’échos déformés.

Dans une campagne d’Andalousie écrasée sous le soleil et la pauvreté, où seules les oliveraies des grands propriétaires terriens et les églises pourtant loin d’être rutilantes échappent à la misère et au résigné désespoir quotidien d’une paysannerie fourbue dès la naissance, Frasquita Carasco, à l’arrivée de ses règles, prend place aux côtés de sa mère au sein d’une mystérieuse lignée de femmes peut-être (rien n’est vraiment sûr) dotées (ou affligées) de pouvoirs particuliers – femmes que sous d’autres cieux et en d’autres temps on désignerait sans doute comme sorcières, celles décrites par les études historiques et ethnographiques, depuis le bocage mayennais de Jeanne Favret-Saada jusqu’à la Vénétie de Carlo Ginzburg, en passant par celles « simplement » détentrices des savoirs de la femme-qui-aide, de la couturière et de la cuisinière, dans le Châtillonnais d’Yvonne Verdier.

Désormais détentrice du pouvoir de coudre, de recoudre et de broder, et pas uniquement les étoffes, Frasquita Carasco doit vivre sa vie, entre ses nombreuses grossesses, soutenues par l’accoucheuse, l’avorteuse et la prostituée, les trois seules au village, justement, pouvant saisir ce qui est en jeu, en proie aux médisances et à l’opprobre du corps social, dès que chaque individu qui le compose, oubliant son humanité naturelle, ne songe plus qu’à se conformer et à « faire foule », et en proie aussi aux obsessions des hommes qui peuvent si aisément glisser de l’amusant et du ludique à l’aliénant et au mortifère… Perdue au jeu par son mari à l’issue de l’une de ces emblématiques crises obsessionnelles, crises énormes comme la tournure fantastique et épico-comique que prend peu à peu la narration, elle s’enfuira dans la nuit avec sa charrette et ses enfants, pour un deuxième chant, celui de la route, du calvaire de la marche et de la fuite, des rencontres sans issue, de la lutte sociale sans lendemain – mais qui contient pourtant les germes de futurs combats – avant de pouvoir, dans un troisième et dernier chant, s’installer presque paisiblement en Afrique du Nord française…

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La réussite toute particulière du livre tient aussi au point de vue adopté, celui de la toute dernière fille de Frasquita, qui ne connaît de tout ce périple que le récit fait par sa sœur aînée, mère de remplacement le moment venu. Ainsi, le doute persiste joliment chez le lecteur : dans ce jeu de miroirs éblouissants aux résonances rapidement mythiques, quelle est la part d’invention, de confusion, d’incompréhension et de déformation qui a pu se glisser ?

C’est bien qu’au-delà du conte féministe et fantastique, « Le cœur cousu » nous parle sans doute avant tout, dans une langue poétique qui ne se permet que quelques rares affèteries, du rôle et du pouvoir de l’imagination et de la narration.

Et de grands remerciements donc à mes collègues Charybde 1 et Charybde 3 pour avoir su me donner envie de lire Carole Martinez !

« Manuel ne vint pas ce jour-là et pour cause !
L’armée était bel et bien entrée dans le bourg peu avant l’aube.
Les combats de rues n’avaient pas duré. Les paysans, si courageux quelques jours auparavant, s’étaient rendus sans tirer le moindre coup de feu. Seuls les anarchistes avaient tenté quelque chose, mais il en manquait : beaucoup étaient partis sur les routes afin d’embraser la région. Juan, la patte folle, souffla en vain sur les braises, le feu était mort.
Les soldats cherchaient le meneur, ce Catalan.
Manuel, Juan et quelques autres furent faits prisonniers. L’armée ne pouvait pas passer tout le village par les armes, il fallait se choisir des coupables, pousser le quidam à la dénonciation et surtout faire taire cette abominable comtesse hystérique à la voix suraiguë qui exigeait un garrottage général, une pendaison de masse et qu’on lui rangeât sa maison, et qu’on lui rendit ses affaires ! »

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Poupée de chiffon, peut-être XIXe, découverte par Philippe Lalane, ph.B.Montpied, 2009 (Blog : Le Poignard Subtil)

« J’aurais aimé être la poupée de chiffon que je berçais doucement tandis que ma mère s’éteignait, allongée sur son matelas d’alfa, juste au-dessus de ma tête, et que des mots agités se bousculaient dans la pièce. Une enfant de tissu. Ainsi m’aurait-elle sans doute rapiécée moi aussi comme Anita disait qu’elle l’avait fait autrefois de cet homme, de cet anarchiste qui peut-être était mon père.
Mais je n’étais rien que de la peau, de la chair et des os hurlant d’amour à une époque où ma mère ne caressait plus que son fil, à cette époque où seul son ouvrage la tenait en vie. Je n’étais rien qu’une toute petite fille solitaire, écoutant, chantonnant et rêvant, invisible sous le sommier à ressorts. Une enfant de quatre ans, silencieuse et souriante, cachée sous un lit et qui jouait à la dînette, dévorant dans les petites assiettes ébréchées les histoires, les murmures et les râles de douleur dont les murs étaient lourds.
Prisonnière de quelques pages blanches, j’ai davantage rêvé sa vie que la mienne. Je le sais, mais qu’importe. Ce qui devait être rêvé l’a été.
La boîte ouverte le mois dernier ne m’appartient déjà plus.
Demain, Martirio la remettra à Françoise, sa fille aînée, pour que se perpétue la tradition.
Il ne nous reste qu’une prière du dernier soir, les autres ont été perdues. Une dernière prière, un lien ténu entre nous et l’au-delà.
L’envie me prend parfois de gaspiller ce sésame, de le dire aux quatre vents pour que les morts ne viennent plus jamais ronger nos vies. Plus d’héritage. Plus de douleur. Plus d’échos dans nos âmes. Plus rien qu’un présent étale.
N’est-ce pas la douleur de nos mères que nous nous léguons depuis la nuit des temps dans cette boîte en bois ? »

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Pour acheter le livre chez Charybde, et pour profiter de la belle critique de mon collègue et ami Charybde 3, c’est ici.

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PARIS : Enregistrement 'Au Field de la nuit'

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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