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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « Et seuls les chiens répondent à ta voix » (Tarik Noui)

Une anthropologie poétique du pouvoir de la voix comme de son impuissance.

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Peter Szendy (« Sur écoute », 2007) cherchait le sens social et esthétique du son (ou de la voix) dans la notable possibilité de l’espionnage. Patrick Bouvet (« Carte son », 2014) en développait les atouts esthétiques sous risque de spectaculaire marchand. En 30 pages de poésie incantatoire et délurée, Tarik Noui nous en propose en ce mois de mai 2018 une véritable anthropologie du pouvoir, à travers les âges de l’individu et de son humanité, réelle ou hypothétique.

Tu n’as presque rien dans ta gorge
Pas un mot
Rien dans ta tête
Et tes pas qui avancent
vers cet horizon qui recule
Et des images
faites des lambeaux de viandes
et des sangs
amassés à la chasse
et au combat

C’est aux éditions sun/sun (à qui l’on devait déjà le cinglant et troublant « Il paraît que nous sommes en guerre » de Pierre Terzian, en 2016, sous le même sobre format) que vient de paraître ce fort étonnant pamphlet en vers libres, dans lequel se succèdent ou se côtoient, leurs traits dissimulés ou non, des figures génériques d’enfant, d’adolescent, d’homme ou de vieillard, et des personnages historiques (ou fictionnels), prophètes maudits ou prêtres inventeurs de rituels, conducteurs de taxi en maraude psychique ou précoces leaders révolutionnaires, dictateurs moustachus et mèchus ou stratèges économiques déjà morts mais toujours dominateurs.

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Maintenant le temps passe
oui
Tu as l’air d’avoir vingt ans
tu as l’âge d’un monde
que tu refuses de croire
Ta voix se perd et se transforme
dans le crépitement des nuits électriques
C’est à nouveau le temps des grandes solitudes
comme lorsque tu parlais à ton dieu unique
dans le désert
Comme lorsque les prophètes
se rassemblaient
pour jouer à la courte paille
Jouer à celui qui sait
et choisir un dieu à honorer

Le maniement méticuleux (sous un air paradoxalement débridé) de la bande-son et de ses décalages constituait déjà l’un des puissants ressorts de l’écriture de « À nos pères » (Inculte, 2012). Les nombreuses pièces et les nombreux feuilletons radiophoniques qu’a créés (ou auxquels a collaboré) Tarik Noui témoignent aussi, avec force, de sa compréhension intime du pouvoir de la voix, mais aussi de sa perception profonde des limites qu’elle porte, voire des pièges qu’elle recèle. En bâtissant ainsi, en une sourde litanie, pourtant déclamatoire et rageuse, l’enfance d’un chef et d’un vieillard dominateur (on songera à l’un des personnages les plus troublants du « Chaos » de Mathieu Brosseau, sans doute) qui incarne une certaine humanité, une certaine facette de nos êtres, entre rêve mort-vivant volodinien et cauchemar climatisé et bunkerisé, Tarik Noui nous offre la poésie de nos pires fantasmes de pouvoir, qui est aussi celle de la démonstration de leur intime et profonde inanité.

Ta voix a fait plus de morts
que la plus sophistiquée des armes
Ta voix ouvre le temps des colères
Ta voix est une lueur froide
comme une fosse
dans laquelle viennent crever
des innocents et des phalènes
Ta voix est le couteau de l’assassin
les premières balafres du crime (…)

Seul reste
l’œil cave de ton soleil ventru
Tu es carapace cireuse sous le ciel
Ta voix tente de pardonner
Ta voix récite des chants d’apothicaires
Mais il n’y a pas assez de compassion dans cette voix
pour refaire l’enfance

Et seuls les chiens répondent à ta voix

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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