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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « La ville fond » (Quentin Leclerc)

Une métaphore fantastique et haute en couleurs de la dissonance cognitive contemporaine et de son déni radical de la réalité.

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La ville fond

Bram avait toujours eu un goût prononcé pour les paysages et, dès qu’il devait effectuer un trajet, il s’arrangeait pour ne pas conduire, pour observer les paysages. Sa femme n’avait jamais eu aucun goût pour les paysages, ce qui convenait parfaitement à leurs déplacements : elle conduisait, lui regardait. Maintenant sans sa femme, il préférait se faire conduire pour continuer à regarder. Mais le chauffeur pestait toujours contre les pneus crevés du bus. Cela attrista Bram. Il n’y avait aucun moyen que le bus reparte avant plusieurs heures, voire jours. Tout dépendait de la vitesse à laquelle le mécanicien pourrait intervenir, s’il intervenait. Le mécanicien avait mauvaise réputation concernant ses délais d’intervention. C’était problématique pour la suite, pour que Bram puisse se rendre en ville. Bram n’avait jamais connu de telles complications avec le bus depuis qu’il le prenait. Le chauffeur et le bus étaient habituellement infaillibles. Bram avait d’ailleurs lu divers articles dans le journal célébrant l’infaillibilité du chauffeur et de son bus, pour laquelle le chauffeur avait reçu de prestigieux prix décernés par la ville. Mais cette fois, la situation semblait dépasser le chauffeur. Les prix reçus par le chauffeur ne pouvaient évidemment pas le sauver de toutes les situations, se dit Bram. Malgré ses prix, le chauffeur n’en demeurait pas moins un homme, et, au fond, que peut l’homme face à la mécanique, c’est ce que se demanda Bram qui lui ne pouvait rien.

Le nouveau roman de Quentin Leclerc, dix-huit mois après « Saccage » et toujours aux passionnantes éditions de l’Ogre (pour une publication le 7 septembre 2017), commence fort benoîtement – ou même terriblement anodinement – par le monologue intérieur, peut-être légèrement obsessionnel, il est vrai, d’un veuf, nommé Bram, habitant une maison isolée à la campagne, et désireux de prendre le bus comme presque chaque jour pour se rendre à la ville proche, où il doit notamment acheter des médicaments à la pharmacie. Hélas, près de l’arrêt habituel de l’autocar, le véhicule est immobilisé, plusieurs pneus crevés. Le drame peut donc commencer, sur ces prémisses joliment ténues et infra-ordinaires, si ce n’est, dès la fin du premier paragraphe, cet avertissement sentencieux et sibyllin : « Pourtant, depuis que la ville fondait, bien des choses avaient changé. Bram n’en savait rien encore. »

 

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Bram franchit l’enclos de sa cour et ouvrit sa boîte aux lettres qui débordait de brochures publicitaires et de rappels d’impayés, que Bram s’empressa de chiffonner et de jeter au vent. Bram ne recevait plus aucune lettre ni carte postale. Seule sa femme s’était occupée d’entretenir leurs relations amicales, rédigeant de nombreux courriers et recevant parfois pour un ou deux jours dans la chambre d’amis des couples dont Bram avait peu à peu oublié l’existence, et qui étaient sans doute tous morts depuis, ce qui expliquait l’absence de lettres et de nouvelles, ou peut-être eux-mêmes estimaient-ils Bram mort puisqu’il ne leur écrivait plus non plus, puisqu’il n’entretenait plus ces amitiés envers lesquelles sa femme s’était tant dévouée avant sa mort. Qu’on puisse l’envisager mort fit un drôle d’effet à Bram, davantage d’ailleurs qu’imaginer tous ses anciens amis morts autour de lui. Bram oublia que personne ne s’inquiétait de sa santé et que tout le monde l’envisageait mort en s’installant à son atelier et en se concentrant sur la construction d’une maquette.

 

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« La ville fond » ne se raconte pas. Marqué par un leitmotiv vonnegutien pouvant prendre diverses formes (« Cela, Bram l’ignorait »), voyant régulièrement surgir au cœur de ses développements limités certaines phrases bien particulières qui rythment le texte de leur glas, le roman se dérobe brillamment et assoit fermement son indécidabilité. S’agirait-il ici des rêves cauchemardesques d’un retraité veuf, psychotique et affabulateur ? Assisterait-on aux sauts et aux ellipses du perpétuel « reboot » d’un jeu vidéo d’aventure et d’horreur ? Est-on aux prises avec un songe collectif dont les morts se déconnecteraient peu à peu (en un bel hommage incertain au Philip K. Dick de « Au bout du labyrinthe ») ? Le casting est d’abord minimal, puis s’étoffe au fil de redémarrages dignes du « Jour sans fin » d’Harold Ramis et Danny Rubin, redémarrages dont la fine dose d’absurde verrait régulièrement s’immiscer dans le décor des réminiscences insidieuses issues du « Prisonnier », de « Buffy », voire des « Revenants » : Bram, un chauffeur,  une veuve, un boucher, un fermier (et son précieux fusil), des cochons – en masse (Ulysse et Circé ne seraient-ils donc pas si loin ?) -, des policiers, un maire, un chef de village, et enfin des habitants et habitantes dudit village.

 

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Bram et le chauffeur traversèrent un premier champ de blé. Ils manquèrent de se perdre à plusieurs reprises, mais Bram parvint à chaque fois à les guider dans les rangées d’épis. Le ciel était dégagé et la nuit tombait à pic sur eux. Lorsqu’ils levaient la tête, la disposition des étoiles les étourdissait. Le chauffeur vomit sur ses chaussures et imprégna ses vêtements de l’odeur. Une fois sortis du champ, ils franchirent les ronces et les orties d’un fossé de bord de route, s’écorchant là les mollets sous le tissu de leurs pantalons. Ils suivirent le tracé de la route, mais Bram ne la reconnaissait pas. Bram n’empruntait jamais les routes lors de ses promenades car il trouvait que les rares voitures qui passaient y roulaient trop vite, et il craignait les accidents. À peine eurent-ils fait quelques mètres sur la chaussée qu’il préféra attirer le chauffeur vers une forêt à proximité. Un panneau installé par la ville détaillait quelques informations à propos de la forêt. Cette partie de la forêt était la pointe, l’extrémité, d’un ensemble bien plus important qui entourait presque l’intégralité de la campagne, une forêt d’ailleurs réputée pour sa faune et protégée par diverses associations écologiques. Plusieurs circuits de randonnée étaient tracés à l’intérieur de cette immense forêt, mais les promeneurs, pensa Bram, toujours stimulés par des envies d’aventure, s’y égaraient souvent, nécessitant le déploiement des secours qui faisaient parfois de macabres découvertes tant la forêt était fréquentée par divers maniaques et autres dangereux désaxés, comme l’avait une fois confié le commissaire au journal télévisé. Bram et le chauffeur s’engouffrèrent dans la forêt.

Bien plus qu’une fantasmagorie hélicoïdale, « La ville fond » pourrait être une redoutable métaphore de la déliquescence absurde de la civilisation, murée dans la dissonance cognitive et le déni de réalité, rivée à ses ornières qu’il s’agit de maintenir à tout prix. Tout un autre roman pourrait ainsi s’écrire avec les dernières phrases de chaque paragraphe, celles qui, lancinantes, rappellent régulièrement que depuis que la ville fond, les choses changent, et que Bram (et d’autres) ne le savent pas – ou ne veulent pas le savoir.  De rampante théorie du chaos en dissolution dans l’immédiateté, d’impressions flagrantes de déjà vu en paradoxes temporels (en gestation et en action), de variations sur le principe d’incertitude en possible élaboration (l’espace d’un instant) d’un futur qui serait femme (et guerrière), ce grand roman est aussi celui d’un perpétuel espoir – le sale espoir, en l’espèce ? – pour Bram (ce cousin pas si lointain du « Pas Liev » de Philippe Annocque, ici héros malgré lui qui, malgré ses râleries incessantes, est entièrement dans l’acceptation de ce qui advient, sans le comprendre) ou pour certains autres, celui du retour à la normale, celui du mauvais rêve passager. Alors que non.

 

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Discussion

12 réflexions sur “Note de lecture : « La ville fond » (Quentin Leclerc)

  1. « La ville fond » de Quentin Leclerc (2017, Editions de l’Ogre, 208 p.) et « Saccage » (2016, Editions de l’Ogre, 170 p.) auxquels on peut ajouter « Les Boloss des Belles Lettres » (2016, Les Belles Lettres, 219 p.).

    Une paire de trois ouvrages dont les deux pieds porteurs sont aux Editions de l’Ogre, petite maison qui fait des grandes choses. « Saccage » tout d’abord, c’est l’aîné. « Il y aura toujours un futur pour les enfants-singes, toujours un récif sur lequel nous échouer ». En fait de récif, c’est dans le pays de Saccage, peut être le notre « A cinq cents mètres à l’extérieur, on peut surprendre les soldats camouflés ». Et il y a ces carcasses « coiffées de cagoules avec une ouverture grillagée au niveau de la bouche. En caressant leurs bras on récupère une liqueur particulière qui fait pourrir la terre ». « Il y a des charognards perchés sur un portemanteau à l’entrée de la chambre ». Bref, une situation tout à fait ordinaire et banale.

    Mais alors, la vie est belle, dans le meilleur des mondes. C’est sans compter avec le titre du livre. « Le risque est dans la pensée, le risque est dans la parole, le risque est dans le rêve, le risque est dans la parole des rêves ». Mais « c’est l’écriture qui nous sauve d’être toutes là à convulser sur le sol, à expulser ce trop-plein comme on peut sur les murs, avec notre sang, notre salive, possédées par les flots de paroles d’inconnus cachés dans les recoins oubliés du pays». La vie se poursuit avec ses hauts et ses bas, ses caïmans et pélicans pour faire couleur locale « arriver lion partir zèbre ; arriver rat partir hyène — arriver mort partir de même».

    On s’amuse, entre carcasses, comme on peut« Quand mon grand-père est mort, elle lui a rendu hommage en se faisant sauter la tête avec son fusil. Ainsi elle n’a plus été triste». Comme tout est ruiné, il reste le système D (comme dents déchaussées). «Hier, Lars s’est ouvert les veines avec les dents déchaussées de sa femme. Ca lui a pris plusieurs heures».

    Heureusement, il y a les enfants-singes. « A présent vient le noir. Des enfants-singes allument des feux pour cuire leurs friandises. Seuls les enfants-singes dansent et jouent de la musique. C’est pour compenser les violences qu’ils subissent».
    « Les palmiers aussi dépérissent ».

    ———————
    « La ville fond », c’est vrai : « c’est sous le soleil pourtant rare du mois d’octobre que la ville s’était mise à fondre ». Donc si l’auteur le dit… Il est vrai qu’il y a aussi des pays ou le mois d’octobre marque le début des chaleurs.
    « Bram marchait vers le bus », « Bram lisait son journal », « Bram ne recevait plus aucune lettre ni carte postale », « Bram s’était endormi », « Bram n’empruntait jamais les routes lors de ses promenades », « Bram était absent », « Bram débarrassa la vaisselle dans l’évier ». Une certaine sagacité me fait croire qu’il s’agit d’un livre sur l’histoire de Bram. En fait, je n’ai trouvé que 3 pages sans qu’il y soit parlé de Bram, et un chapitre complet, le cinq, où il n’en est pas non plus question. Est à chaque fois un oubli de l’auteur ? D’autant que le dit chapitre commence par « un inconnu frappa à la porte », un bon début de suspense sur ce qui aurait pu arriver à Bram.
    Au fait, Bram, est-ce Abraham, ou est-ce un clin d’œil au brame du cerf, que j’appelle volontiers le drame du cerf, qui peine à trouver sa femelle. Est-ce le héros qui ne voit pas la paille dans l’œil de son voisin alors que lui-même a poutre à la place. Pauvre Bram, il a perdu sa femme. Qu’à cela ne tienne, il continue de faire ses courses à la pharmacie, mais en ramène d’autres médicaments. Ce qu’il y a de positif, c’est avec le même bus, celui dont les pneus ont crevé, et dans lequel il s’assoit « sur l’un des sièges du fond à droite, collé à la fenêtre ».

    Depuis le début de la fonte de la ville, tout part à vau l’eau. Le bus ne sera sans doute jamais réparé. Et « le chauffeur n’avait aucune chance de retrouver sa famille à présent ». Puis le bus brûle, réapparaît, brûle à nouveau. Puis dans quatre chapitres dont trois se qui se suivent, « Bram est réveillé par un coup de téléphone». A chaque fois « la femme de l’accueil le prévint qu’on l’attendait dans le hall ». Tout recommence, mais rien n’est pareil. Et pourtant il y a ce fameux chapitre 5 dans lequel on ne parle pas de Bram, mais de porcs. Ils ont pris la fuite après le suicide du fermier. « Leur course était celle d’une espèce en voie d’extinction ».

    Quant à la fin, « c’est sous le soleil pourtant rare du mois d’octobre que la ville avait fini de fondre ». En bref, donc. C’est l’histoire de Bram, d’un chauffeur de bus, d’une ville, certes petite, mais où se trouve une pharmacie, de porcs, qui ne fréquentent pas le dit magasin, ni ne prennent le bus, d’une remorque dans laquelle Bram ira dormir, d’un endroit avec hall et une femme à l’accueil, qui reçoit et passe les cops de téléphone. Je n’ai pas trouvé trace de raton laveur. A ce propos, quoi donc de plus sympathique que de leur offrir un sucre en morceau qu’ils vont aller soigneusement laver sous l’eau. Par contre, pour vos cadeaux, même sans attendre Noël, offrir ce livre sera une excellente initiative.

    Publié par jlv.livres | 9 septembre 2017, 15:53

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