Entre ville des hauteurs et ville du lac, sous toutes ses formes poétiques, une imagination combative sachant user du diamant de l’enfance pour griffer le réel désenchanté et les peurs paranoïaques recyclées à partir de la conformité.
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C’est le bord de la ville et l’horizon est plat, c’est une plaine, les herbes craquent de froid sous les pieds de Dan, ses doigts sont bleus, il vient du sud et de sa bouche sort un nuage. L’après-midi est presque terminée, une lumière sans aucune chaleur éclaire la gauche de son visage.
Marie est assise dos à sa maison, ses bras sont croisés, elle voit Dan, il est encore si loin, il s’approche en traversant l’air.
Une troisième personne est là.
Kazimir est aussi éclairé par le froid du soleil, il vient du nord, il fait craquer le givre, et ses oreilles sont rouges. Dan s’arrête devant lui, il lève les mains pour montrer ses doigts, Kazimir n’a jamais vu des doigts si bleus, alors il se pince les lèvres avec les dents, il montre ses propres oreilles qui sont très rouges, il les pointe avec ses index.
Les doigts les plus bleus, en face des oreilles les plus rouges.
Et puis tous les deux se tournent vers Marie, ils marchent dans sa direction, ils passent tout près d’elle, et juste avant de continuer leur chemin, vers leur immeuble, juste avant de disparaître, ils lui disent que tout se brise sur le sol, que tout ce qui craque est transformé en rayons, ils disent qu’il faut des yeux pour les voir.
Dan, Marie, Kazimir, Paul, Nina, Sam, Greg, Rose, Max, Lili, Kim, Anne, Nour, Claire, Tom, Jeff, Mike, Pam, Milo, Olga, Al, Lou, Ali, Raph, Sid, Rik, Juliette, Lise et Dak habitent la ville du lac (en minorité) ou la ville des hauteurs (en majorité), cités mitoyennes séparées par une frontière à la fois plus diaphane et plus radicale qu’il n’y paraît, y résident dans des petits immeubles ou des pavillons sans insolite (mais dont les contours savamment irréels laissent parfois ouverte la porte du fantastique), y parcourent des rues et des avenues nommées d’après les violettes, les soucis, les jonquilles, la campagne, la forêt, les roseaux, le bouquet, le jardin, la vallée, les mûriers, les fougères, les ronces, les bosses, la mésange, le rouge-gorge, le pivert, la corneille, les merles, le chemin, les pâquerettes, le diamant, le moulin, ou (enfin) la belle. Chacun pourra incarner ce décor qui refuse subtilement de l’être dans un rêve de son choix : j’ai pour ma part choisi, de jour comme de nuit, le quartier du Corso Ercole I d’Este, près du lycée scientifique, à Ferrare, pour son étroite et rare association du bucolique et de l’urbain purement résidentiel (l’avenue ne comporte, par règle, aucun commerce, et le quartier héberge un restaurant en tout et pour tout).
Madame Isa pourrait être l’institutrice de la plupart d’entre elles et d’entre eux. Car même si cela n’est jamais (ou presque) explicitement précisé, ce sont bien les assauts imaginaires de l’enfance contre le réel qui déploient ici leur puissante toile de création, d’envie, de sentiment et de désarroi. Pour faire vivre la magie dans les villes, selon la belle formule du roman de Frédéric Fiolof, il faut ramener les peurs des adultes, celles-là même qui créent paranoïas effectives et monades pseudo-affinitaires qui ne se croisent jamais ou guère (en ligne d’horizon finale, on pourrait trouver alors le terrifiant manège désenchanté du « Hors sol » de Pierre Alferi), à leur niveau de terreurs enfantines assumées – ni plus, ni moins. Pour surmonter l’incommunicabilité qui rôde puis qui menace toujours de triompher, il faut apprendre aux bulles d’imaginaire et de réel à s’entrouvrir, à se faire perméables à celles des autres – quoi qu’il puisse en coûter d’incompréhension initiale et de terreur prête à surgir : cela se résout bien ici, chaque fois que c’est possible, à coups d’amour et de tendresse – de solidarité improbable, aussi. « La transparence », deuxième roman d’Adrien Lafille, publié chez Vanloo en novembre 2022, est puissamment irriguée, et pour le meilleur, d’une poésie du postulat (sans cesse à accepter), comme celle du « Plume » ou de « La vie dans les plis » d’Henri Michaux.
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Il reste madame Isa dans la cour.
L’homme lui dit d’aller dans sa classe, parce que le travail n’est pas fini, parce qu’il y a des choses à faire savoir, des chiffres à faire multiplier, il dit que les chiffres sont partout.
Madame Isa n’entend rien du tout, elle marche dans la direction inverse, elle va jusqu’au portail, elle l’ouvre et sort de la cour, l’homme pousse un cri très fort, elle sent l’air se tordre mais elle fuit cette déformation, elle avance dans la rue de la campagne.
Elle porte une jupe rouge avec un pull noir, avec un manteau noir, ses cheveux sont blonds, toute la lumière qui les touche rebondit à la vitesse la plus grande du monde.
Une minute après la sortie de l’école, madame Isa croise Anne, tout le monde la connaît, elle marche des journées entières, elle connaît tous les visages. Et celui de madame Isa, aujourd’hui elle voit bien qu’il n’est pas le même, c’est bien son visage mais c’est un peu un autre, il est lisse, si lisse qu’elle ne peut rien y comprendre.
Alors Anne lui demande : qu’est-ce qui s’est passé pour que
C’est la première fois qu’Anne ne termine pas une phrase, la ville entière sait qu’elle termine toujours ses phrases, elle sait prononcer le point de chaque phrase comme personne d’autre ne sait le faire. Anne sent une chanson sur le milieu de sa langue, une chanson qu’elle peut encore chanter, ce sera peut-être le dernier son qui sortira de sa bouche, la voix d’Anne disparaîtra peut-être juste après, pour aujourd’hui seulement ou pour toujours.
Elle approche ses lèvres de l’oreille de madame Isa, elle ne chante pas fort du tout, mais elle chante : tu es si loin de moi – je ne sais pas où est mon amour – je suis si loin de toi.
Madame Isa se tourne vers Anne, elle la regarde dans les yeux, elle essaye de faire un signe, de changer la forme de ses joues et de déplacer ses lèvres, mais elle ne peut pas. Elles attendent toutes les deux mais rien ne se passe, il ne reste plus que les paroles de la chanson.
Madame Isa, comme Anne, connaît toute la ville.
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Il faut toutefois bien que les acteurs de ce puzzle beaucoup plus savant qu’il n’y paraît donnent régulièrement des gages au réel. Dans un monde flottant, qui pourrait se mettre à fondre peut-être, les réassurances matérielles (« Le volant est tenu par deux mains qui sont la suite de deux bras ») et les réaffirmations de référentiels solides (« Une ruelle est une rue qui a de la petitesse ») jouent un rôle indispensable. Comme chez le Quentin Leclerc de « La ville fond » ou de « Rivage au rapport », le Pierre Barrault de « Clonck et ses dysfonctionnements » ou de « Catastrophes », ou encore le Philippe Annocque de « Vie des hauts plateaux » (clin d’œil peut-être ici, dans le chapitre « maison double », grâce à la grande sœur de Kim), on subodore un dispositif global qui n’est peut-être pas là, mais qui oriente l’esthétique entière d’un jeu – qui ne peut naturellement être que jeu vidéo, comme en témoignent ses si nombreux raccourcis et jumps : les étiquettes des lieux et des personnes sont ici souvent joliment déconnectées du réel qu’elles prétendent désigner, sous l’effet de subjectivités exacerbées et de skins innocemment trompeuses.
Il faut encore une fois tourner à gauche, c’est l’avenue de la forêt qui est la plus grande de la ville, personne ne va à pied d’un bout à l’autre, personne sauf madame Isa, elle le sait, elle a attendu longtemps certains jours et ce qu’elle a vu est clair, personne ne marche d’un bout à l’autre de cette avenue
Elle sait exactement pourquoi, c’est que tout le monde a peur de traverser une forêt, tout le monde a peur de ce qui peut arriver pendant la traversée, même si c’est la plus invisible des forêts.
Elle a traversé cette avenue des milliers de fois, elle vit dans cette ville depuis quarante-six ans, depuis sa naissance, une vie entière ici, dans la ville dont elle ne dira plus jamais le nom, elle ne le prononce plus depuis déjà trente-six ans, depuis sa première traversée. Elle avait dix ans, elle a eu peur, elle a toujours peur, mais elle la traverse encore. Ce jour-là une voiture s’est arrêtée, le conducteur a dit une phrase qu’elle a tout de suite oubliée, elle a continué à marcher, la voiture l’a suivie tout doucement. Mais elle avait un couteau dans sa poche, elle avait prévu, elle l’avait pris dans la cuisine avant sa traversée, elle l’a montré au conducteur, la voiture n’a plus été lente, elle a accéléré, madame Isa n’a plus revu cette voiture, elle n’a plus revu le conducteur.
À dix ans elle n’avait pas le même nom, mais personne ne voudrait en savoir plus.
À chaque fois qu’elle prend cette avenue elle a ce couteau, il se plie, le manche est en bois, il tient très bien dans sa main, il est très pointu, très coupant, il est dans son sac.
Depuis trente-six ans aucune voiture ne s’est arrêtée à côté d’elle.
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Au milieu des univers disjoints des adultes (quand bien même ils prétendraient encore disposer d’explications globales et définitives), il y a nécessité permanente d’expliciter les sous-entendus du langage (plus rien ne coule de source pour toutes et tous à la fois), il y a besoin d’affirmation absolue (« la vitesse la plus grande du monde ») en retrouvant cette syntaxe de l’émerveillement combatif qui caractérisait aussi le Bobby Potemkine de Manuela Draeger, il faut que la connaissance désormais insuffisante soit suppléée en permanence par l’imagination qui seule permettra d’éprouver et de dépasser les logiques concurrentes partout à l’œuvre. Comme les personnages de « Stranger Things », il faudra scruter les signes en ouest, et affirmer son âme d’enfant, complexe et souveraine, pour résister à toutes les injonctions à se conformer : « Rien ne sèche mais pour eux ce n’est pas le jour du rhume, c’est le jour de la belle tempête dangereuse. »
L’entrepôt est droit devant, couvert de métal gris, du métal d’entrepôt, c’est une vue métallique. De l’air se déplace, mais l’air n’a pas d’image. Et, en plein centre de l’entrepôt, une porte, elle aussi de métal, une porte impossible à ouvrir sans une clé, impossible à ouvrir sans appuyer sur une poignée, c’est une porte rouge qui brille, une porte dont le soleil montre tous les reflets rouges.
Minuit est passé depuis huit heures.
Une voiture approche, son bruit est d’abord plus petit que tous les bruits, puis il devient très grand, la voiture étant si proche, la voiture étant maintenant arrêtée devant la porte, une voiture bleu clair, plus clair que tous les ciels qui existent?
Le volant est tenu par deux mains qui sont la suite de deux bras, deux bras entourés d’un tissu blanc, puis d’un tissu gris, un gris qui n’a rien de métallique. Le volant est donc tenu par une personne, elle regarde loin devant la voiture, dans une ligne d’œil, horizontale comme aucune autre ligne.
La main droite de cet homme tourne la clé, comme des aiguilles de montre à l’envers, alors tout est stoppé sous le capot, les six cylindres ne font plus aucun mouvement, s’ils continuent à ne rien faire pendant assez longtemps ils atteindront une froideur de zéro degré Celsius. La main gauche de cet homme quitte le volant, elle trouve la poignée de la porte, elle l’ouvre et l’homme sort tout entier en plein dans l’air, il sent la dureté du sol, il le claque de ses deux semelles.
Il ouvre la porte rouge.
À l’intérieur, une voix dit : Sam, tu ne peux plus entrer, plus rien ne doit tourner sous ta clé, nous changerons toutes les serrures, pour que toi, Sam, tu ne puisses plus rien faire ici, pour que tu ne puisses plus venir.
Alors Sam, avec tant de force, jette sa clé à l’intérieur de l’entrepôt, vers la voix, et sort, il se tient dos à cette porte ouverte, et il dit quelque chose, très faiblement : tout le béton du monde sera cassé, les rayons du soleil brûleront le reste avec son feu.
Et Sam ne dit plus rien.
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