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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Possessions » (Damien Aubel)

Crise de folie, invasions divines ou Miskatonic University, dans la digne province académique française ?

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Possessions

C’était trois jours à peine après le cocktail-somnifère, où, malgré ma mauvaise volonté, mes réticences grommeleuses et ma mine déchue d’abstinent des pratiques hygiéniques quotidiennes les plus élémentaires, j’avais quand même su, à l’issue des laïus, rond-de-jamber dans les règles. Serrage complaisant de mains. Curiosité hypocrite : « Vraiment ? Le même cours sur Platon depuis vingt-cinq ans ? J’admire tant de fidélité. » Intérêt jésuite pour les détails matériels : « Et donc, pour réserver le grand amphi, le saint des saints [rires complaisants], il faut déposer une demande combien de temps avant ? »
J’étais bel et bien comme eux : un esprit servile et faux qui ne vit plus de la seule vie qui vaille, celle de la vérité – sa vérité, divine.
Pire, même : j’étais descendu tellement bas, avais si bien manié la bassesse que j’avais flatté la marotte du père de L*** et du chenu collègue platonicien, en faisant mine de me passionner subitement pour le musée d’histoire locale. Lequel, m’avaient-ils appris, était une émanation de l’immémoriale Société savante du cru, dont les statuts imposaient une proportion de dignes universitaires au sein du « comité de surveillance », ou toute autre dénomination staliniennement ronflante. Un quota qu’ils se trouvaient tous les deux remplir, et une position qui leur avait permis d’acquérir, je cite, un « sublime » vase grec (figures noires, fond rouge, sujet indéterminé, un quelconque banquet). Le récit des tractations et des négociations qui avaient abouti à l’acquisition du « joyau » s’était étalé sur plus d’une vingtaine de minutes, empâté par les quelques coupes de mauvais champagne qu’ils descendaient avec la satisfaction de l’empoisonnement capiteux bon marché et à la grande impatience, observais-je, de L***, manifestement déjà maintes fois rassasiée de cette épopée au petit pied.

 

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Si le décor initialement planté par le premier narrateur de ces « Possessions », premier roman du critique de cinéma et de littérature Damien Aubel, qui paraît chez Inculte Dernière Marge en ce mois d’août 2017, pourrait d’abord rappeler les institutions académiques poussiéreuses et hautement gangrenées par les menées souterraines, les arrivismes et les désespoirs de tromper l’ennui que le Pierre Jourde de « Festins secrets » (2005) ou la Claude Pujade-Renaud et le Daniel Zimmermann de « Septuor » (2000) surent si brillamment mettre en scène, le script a tôt fait de superbement dérailler dans un récit qui prend l’allure d’une diatribe hallucinée, celle d’un étudiant devenu professeur d’université et désormais rien moins… qu’un dieu. Faire la part du surnaturel – même sceptique – et du délire psychiatrique éventuel n’ira pas de soi dans ce labyrinthe obsessionnel et passionnant, où les ombres d’H.P. Lovecraft semblent par moments tapies dans l’ombre des bibliothèques ou des hangars désaffectés, ainsi que l’apprendra le deuxième narrateur, journaliste local saisi et intrigué par les faits tels qu’ils semblent bien s’être déroulés.

Un but qui n’avait rien d’anecdotique.
Que PF voulait littéralement essentiel.
Mais, avant de s’expliquer, il allait nous imposer une petite promenade.
Je devais seulement réaliser plus tard, trop tard, que, pour le coup, ce n’était pas seulement littéralement qu’il nous faisait marcher.
Mais la lucidité n’est accordée qu’aux dieux, et je ne m’étais pas encore initié à moi-même – n’étais alors divin qu’en puissance.
Donc, aveugle, je marchais moi aussi à la suite de celui que je croyais être éclaireur, guide, maître.
Agile, étonnamment, étant donné son âge, et cet étrange corps disparate (membres arachnoïdes, buste-bloc pesant comme une borne) où semblait collée sa tête comme une pièce rapportée, à la façon de ces statues remontées de bric et de broc par des antiquaires faussaires, PF avait sauté du banc. Et d’un petit trot saccadé que nous avons tous ridiculement emboîté, il avait gagné le grillage qui marquait la fin du quai, agrippé ses mailles de métal et, simiesque et vif, grimpé l’obstacle. Arrêt et rotation au sommet, geste d’incitation vers nous, bond à la fois souple et inélégant, il avait atterri de l’autre côté. On le voyait déjà avancer parmi les touffes d’herbe rase, les entrelacs de ronces et les plaques-sangsues de boue qui bordaient la gare, avant de s’enfoncer dans le bois qui la cernait.
Araignée, singe, PF était un bestiaire à lui tout seul, et nous, qui répétions docilement, mécaniquement son parcours, non sans accrocs, littéraux, aux manteaux de C et d’A, nous étions sa couvée de poussins – gauches et dociles.

 

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Dans les plis des cartes mentales rapiécées par plusieurs des protagonistes, en apparence, Damien Aubel nous offre aussi avec ces « Possessions », laissant planer le doute fantastique jusque bien au-delà de la conclusion du roman, une formidable leçon anatomique qui porterait sur une érotomanie métaphysique étendue, peut-être, à l’ensemble de l’existence – comme si l’ « Anna M. » de Michel Spinosa (2007) multipliait sa capacité à réinterpréter l’ensemble des faits auxquels elle est confrontée pour assurer la cohérence de son désir tel qu’elle l’imagine – au mépris des obstacles du réel et des autres humains, bien entendu. Distillant patiemment, à point nommé, au fil des 115 pages, les indices éventuels permettant d’autres lectures, jouant avec les références à éclipses sans aucune affectation, balisant son chemin cruciforme de réflexions subreptices à propos d’influence, de pouvoir et de littérature, l’auteur nous offre un texte étonnant, impressionnant, et dangereux.

Ce qui intéresse vraiment le journaliste
Comment AD a « lu » le monde de travers. Comment, pourquoi, il l’a perçu totalement déformé. Plié à ses visions délirantes. Comment AD s’est détourné vers un monde qui lui est propre, voilà ce que le journaliste aimerait bien comprendre, et comment il l’a projeté sur tout ce qu’il voyait, faisait.

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À propos de Hugues

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