L’enfance, la mémoire, les obsessions et le temps, en dix nouvelles, par l’un des plus grands auteurs serbes contemporains.
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– Allez, activez-vous un peu, pourquoi êtes-vous pétrifiés comme ça ? Et toi, petit, où vas-tu avec ce crayon ? Laisse-le sur le pupitre, le suivant va en avoir besoin ! crie le professeur Ildjo ; la séance de photographie se déroule dans le cabinet de géographie où les nouveaux élèves défilent sous son commandement.
Aujourd’hui encore, on pourrait en dire autant. Dans notre dos, les cartes géographiques changent, s’agrandissent ici, s’étrécissent là ; les rivières bleuissent telles des veines gonflées et, tailladées par de nouvelles frontières, semblent se vider, goutte à goutte ; quelqu’un, de temps à autre, y entoure ceci ou cela d’un trait trop fougueux, avec une ardeur telle que nos cartes en sont devenues râpées, éraflées de part et d’autre, et moi je m’effondrerais de peur si je ne tenais pas un crayon à la main. Je tomberais raide de peur si je n’écrivais pas.
– Hé, toi, où vas-tu avec ce crayon ?
Il me semble encore entendre le professeur Ildjo, qui ne manquait pas de nous tirer méchamment les oreilles à la moindre erreur. (« Jeu des différences », 2005)
Le Serbe Goran Petrović était jusqu’ici pour moi avant tout l’auteur de deux romans extraordinaires, le formellement très rusé « Soixante-neuf tiroirs » (2000) et l’enthousiasmant et poétique « Atlas des reflets célestes » (1993), l’une de mes lectures préférées de ces dernières années. J’étais donc particulièrement curieux de ce recueil de nouvelles publié en novembre 2019 chez Notab/lia (Noir sur Blanc) dans une traduction de Gojko Lukić, ouvrage reprenant les six nouvelles du recueil original de 2003 en y ajoutant quatre textes écrits ou publiés depuis lors.
Par un après-midi de l’année 1988, j’ai ôté de mon poignet ma montre-bracelet. Plus précisément, par un après-midi nuageux du mois d’avril, aussitôt après avoir terminé la lecture d’un livre de Borgázar que l’on m’avait prêté et qui parlait des chronâtres, créatures parasites qui se nourrissent du temps humain. À présent, tout cela me semble n’être qu’invention, rien d’autre qu’une fable, mais, à l’époque, j’ai longuement scruté mon poignet gauche pour vérifier s’il n’y avait pas, à l’emplacement du bracelet, d’infimes morsures. Et, malgré mon soulagement de n’en avoir pas trouvé trace, je n’ai plus porté de montre à même la peau pendant les douze années suivantes. (« Tout ce que je sais du temps », 2002)
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Les souvenirs d’enfance projetés, retravaillés et assemblés d’une manière bien particulière dans « Le jeu des différences » (2005) résonnent manifestement avec les rouages et les engrenages de « Tout ce que je sais du temps » (2002), évoquant curieusement, par instants et par plongées soudaines, les « Complications » de Nina Allan ou les « Foudroyés » de Paul Harding, revisitées sous les bombes bien réelles de 1999, tandis que « Cours additionnels de connaissance de la nature et de la société » (2015) et « La cour » (2018) viennent leur fournir délicieusement une forme de double épilogue plus léger.
La photo pour la carte d’identité. J’y ai un air beaucoup trop sévère. Les photographies destinées aux documents officiels supposent le sérieux. Alors que l’État, qui petit à petit t’introduit dans ses actes, fichiers et registres, manque tout à fait de sérieux. Mais cela, tu le découvres bien plus tard, quand il est trop tard, quand il n’y a plus rien à faire… (« Jeu des différences », 2005)
Les redoutables méandres de la mémoire, et la manière bien à elle qu’elle a de donner un sens rétrospectif à ce qui apparaissait jadis en simples coïncidences, relient souplement entre elles les amitiés improbables de « Trois automnes et le tout début d’un hiver » (1997), les annotations serrées en marge d’un livre d’occasion de « Sur un banc de sable » (1997) et l’installation artistique aussi révolutionnaire que pensive de « Tableaux d’une exposition » (1996), sans le secours de la mélodie de Modeste Moussorgski, revue ou non par Keith Emerson. C’est sans doute dans le fantastique secret inscrit dans un savoureux, dangereux et inutile aller-retour en train, lors d’une guerre d’ex-Yougoslavie, que le sens aiguisé de Goran Petrović pour l’irruption des obsessions dans le quotidien maniant des explosifs mémoriels s’exprime de la manière la plus éclatante, avec « La Vierge et autres rencontres » (2007), où il pourrait sembler en filigrane que le Mehdi Charef de « 1962, le dernier voyage », avec ses chaotiques fins de guerre civile, s’est subrepticement invité. Ce fantastique secret se fait bien moins discret, et prend comme son envol dans « Son prochain » (2002), où une cage d’escalier devient tout autre chose, avant que « Grande histoire » (2002) ne vienne, en deux pages sourdes et chauffées à blanc, clore le recueil sur sa tonalité définitive, tendre et toute de violence rentrée.
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Un train MV entre en gare de Kraljevo
Dans la salle d’attente, cependant, on ne parlait pas trop. La foule bloquée se taisait. Comme si elle économisait l’air. De temps en temps s’y faisait seulement entendre une toux étouffée. Et s’il arrivait à quelqu’un de vouloir ouvrir la bouche, il y renonçait vite. C’est la guerre. Pas exactement ici, il est vrai, mais pas très loin non plus. Et pas vraiment pour tout le monde, aussi ne peut-on vraiment savoir qui est qui. Il faut faire attention à ce qu’on dit. Il y en a de toute sorte. Surtout parmi les leurs. Mais aussi parmi les nôtres. Et il y a encore parmi les leurs les purs et durs et des presque nôtres, et parmi les nôtres il y a ceux qui sont nôtres jusqu’au bout des ongles et ceux qui n’en sont pas si sûrs que ça… Et ce devrait être à peu près tout. (« La Vierge et autres rencontres », 2007)
Il est fascinant de constater ici comment les dimensions épique et onirique qui caractérisent les exceptionnels romans de Goran Petrović parviennent à s’infiltrer, contre vents temporels et marées mémorielles, dans l’intime et dans l’autobiographique, pour un résultat étonnant, un mélange subtil de traumatisme, de fantastique et de sérénité imperturbable, un mélange qui marque profondément sur un terrain d’abord inattendu venant de l’auteur.
Comme je lisais alors ! Vers minuit, mes parents m’arrachaient le livre des mains parce qu’il me fallait aller à l’école le lendemain matin. Mais moi, convaincu que personne au monde n’y avait encore pensé, je me suis procuré en cachette de mes parents, au magasin d’électricité Radioton, à défaut d’avoir de quoi m’offrir une lampe de poche, une pile électrique carrée et la plus petite des ampoules. Le soir, je coinçais celle-ci entre les deux électrodes et continuais à lire sous ma couverture en suffoquant par manque d’air. Environ toutes les dix minutes, j’étais obligé de me découvrir pour respirer un bon coup. Bien plus tard, j’ai écrit quelque chose à ce sujet, en comparant notre monde à un endroit où l’on ne fait que reprendre son souffle pour la littérature, et le monde de la littérature à un endroit où l’on attrape le vertige. (« Jeu des différences », 2005)
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