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Notes de lecture 2013

Note de lecture bis : « Les soldats de Salamine » (Javier Cercas)

Un grand roman labyrinthique sur un épisode de la guerre d’Espagne, pour questionner la manière dont se construisent la fiction et l’histoire.

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Javier Cercas brouille les cartes avec ce roman de 2001, objet inhabituel qui raconte une histoire tout autant que sa genèse, le destin de Rafael Sanchez Mazas à la fin de la guerre d’Espagne, un récit historique fondé sur des faits réels, tandis que sa genèse est elle, au moins en partie, une fiction.

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L’auteur se dépeint en écrivain reconverti en journaliste, qui devient obsédé par Rafael Sanchez Mazas, poète et théoricien des phalangistes espagnols. Il imagine la personnalité de l’homme, enquête sur sa vie, et en particulier sur cet épisode où il réchappe par miracle à son exécution par des soldats républicains en déroute en Catalogne, à Collell, en 1939.

Au moment où il doit être fusillé, Rafael Sanchez Mazas réussit à s’enfuir ; il croise dans sa fuite un soldat républicain anonyme qui le fixe un moment et lui laisse la vie sauve. L’histoire se cristallise donc autour de ce moment, du regard du soldat au bord de la défaite mais qui tient encore le sort de Mazas entre ses mains, autour du renversement du sort du vaincu qui redevient le vainqueur.

«-Il y a quelqu’un par là ?
Le soldat regarde Sánchez Mazas ; celui-ci fait de même, mais ses yeux embués ne comprennent pas ce qu’ils voient : sous les cheveux mouillés, le large front et les sourcils perlés de gouttes, le regard du soldat n’exprime ni compassion ni haine, pas même de mépris, mais une espèce de joie secrète et insondable. Il y a en lui quelque chose qui confine à la cruauté et résiste à la raison mais qui n’est pas pour autant l’instinct, quelque chose qui vit là avec la même persévérance aveugle que le sang qui s’obstine dans ses veines ou que la terre dans son immuable orbite ou tous les êtres dans leur immuable condition d’êtres, quelque chose qui échappe aux mots de la même manière que l’eau du ruisseau esquive la pierre, car les mots ne sont faits que pour se dire eux-mêmes, que pour dire le dicible, c’est-à-dire tout hormis ce qui nous gouverne ou nous fait vivre ou nous touche ou ce que nous sommes ou ce qu’est ce soldat anonyme et vaincu qui regarde à présent cet homme dont le corps se confond presque avec la terre et l’eau brune du fossé, et qui crie en l’air avec force sans le quitter des yeux :
-Par ici, il n’y a personne !»

robert capa

© Robert Capa

«Les soldats de Salamine» c’est le renversement du sort des deux camps en cette fin de guerre d’Espagne, à l’instar de celui des Perses et des Grecs à Salamine, mais aussi celui de la narration : le livre ne prend forme finalement, que lorsque le narrateur, suite à une rencontre providentielle avec Roberto Bolaño, réussit enfin à l’écrire en donnant un nom, un corps et une voix – bref une mémoire – au soldat anonyme.

«Il est plus difficile d’honorer la mémoire des sans-noms que celle des gens reconnus. À la mémoire des sans-noms est dédiée la construction historique». (Walter Benjamin, 1940).

«Sanchez Mazas gagna la guerre, mais perdit une place dans l’histoire de la littérature.»  Le soldat républicain a perdu la guerre et gagné l’immortalité dans un grand roman.

Ce qu’en dit mon ami et collègue Charybde 2 est ici.

Pour acheter à la librairie Charybde ce roman paru en 2001, et traduit en français en 2002 par Elisabeth Beyer et Aleksandar Grujicic pour les éditions Actes Sud, c’est par là.

Javier Cercas

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

Discussion

7 réflexions sur “Note de lecture bis : « Les soldats de Salamine » (Javier Cercas)

  1. Salamine : bataille navale entre les Grecs et les Perses. A priori, quel rapport donc avec la guerre d’Espagne ?sinon que c’est la douleur des vaincus. Mais lors de la guerre d’Espagne qui est le vainqueur ? qui est le vaincu ? Est ce Raphael Sanchez Mazas, le républicain, ou est ce Miralles, le milicien de Franco ? Un demi siècle après, qui a gagné, qui a perdu ? Le livre de Javier Cercas ne prétend pas à donner la solution, ni même une piste. En fait ce n’est même pas un roman sur la guerre d’Espagne. Trois parties : « Les amis de la forêt », « Les soldats de Salamine » et « Rendez-vous à Stockton ». De quoi embrouiller encore plus le lecteur. Et pourtant c’est un grand livre. Est-ce le plus grand ? Est-ce un roman de Javier Cercas, ou de Roberto Bolaño, le chilien qui vivait alors à Barcelone et qui a présenté un ancien républicain à Javier Cercas, lui donnant la clé du roman.

    Autre œuvre sur la guerre d’Espagne (que personnellement je préfère et recommande) : Max Aub et son « Labyrinthe Magique ». D’accord c’est en 6 tomes (tous chez Les Fondeurs de Briques) avec une couverture en trois couleurs (violet, jaune, rouge) comme celles du drapeau républicain. Un grand souffle de l’histoire. Particulièrement cette longue conversation dans l’ambulance entre Fajardo qui évacue les blessés lors de la bataille décisive de Teruel et Don Leandro, l’archiviste, blessé à la jambe et qui va mourir. (C’est toute la seconde partie, dans le tome 3 « Campo de Sangre »). Ceci dit, il faut lire tout Max Aub, ses 6 tomes, et aussi « Lettres d’un corbeau » qui raconte son incarcération (avec d’autres républicains espagnols) par les français à Djelfa en Algérie (hélas pour cet épisode vraiment peu glorieux de notre histoire), de même que les camps en France (dont celui du Vernet dans l’Ariège) où les républicains espagnols ont été longtemps retenus.

    Publié par jlv.livres | 4 décembre 2015, 20:06
  2. Merci de cette lecture attentive JLV. Sur des histoires intimes pendant la guerre d’Espagne, je recommanderai aussi tous les Ramon Sender (en tous cas tous ceux traduits en français à ce jour, en attendant les autres), et dans les romans plus récents, « Un plat de sang andalou » de David M. Thomas.

    Publié par Charybde 7 | 4 décembre 2015, 21:12

Rétroliens/Pings

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