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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Le point aveugle » (Javier Cercas)

Le roman moderne, genre cannibale indispensable pour rendre compte de la complexité du monde.

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Il existe dans l’œil humain une petite portion de la rétine totalement dépourvue de photorécepteurs et qui est ainsi complètement aveugle. De même il existe depuis le Quichotte un type de romans que Javier Cercas appelle les romans du point aveugle, qui recèlent en leur centre une indétermination, à partir de laquelle tout le livre rayonne. Cette indétermination centrale est une question morale, et la finalité du roman n’est pas d’apporter une réponse à cette question ; il est l’exploration de la question elle-même.

«Le roman n’est pas un genre responsif mais interrogatif : écrire un roman consiste à se poser une question complexe et à la formuler de la manière la plus complexe possible, et ce, non pour y répondre ou pour y répondre de manière claire et certaine ; écrire un roman consiste à plonger dans une énigme pour la rendre insoluble, non pour la déchiffrer (à moins que la rendre insoluble soit précisément, la seule manière de la déchiffrer). Cette énigme, c’est le point aveugle, et le meilleur que les romans ont à dire, ils le disent à travers elle : à travers ce silence pléthorique de sens, cette cécité visionnaire, cette obscurité radiante, cette ambiguïté sans solution. Ce point aveugle, c’est ce que nous sommes.»

Don Quichotte est-il fou ? Moby Dick est-il l’incarnation du bien ou du mal ? Josef K. est-il innocent ou coupable ?
Situant son œuvre dans la lignée des romans du point aveugle, Javier Cercas s’interroge ainsi dans «Les soldats de Salamine» sur les raisons du geste du soldat républicain qui sauve la vie du poète idéologue et franquiste Rafael Sánchez Mazas, dans «Anatomie d’un instant» sur le sens du geste du premier ministre démissionnaire Adolfo Suárez qui reste assis, immobile et impassible sur son siège dans l’hémicycle du congrès, au milieu des tirs des putschistes pendant la tentative de coup d’état en Espagne le 23 février 1981. Tous les romans de Javier Cercas tournent autour d’un point aveugle, qui tel un œil du cyclone permet au roman d’accueillir et d’intégrer en son sein une diversité et des contradictions apparemment insolubles.

«Lire, c’est aller à la rencontre d’une chose qui va exister mais dont personne ne sait encore ce qu’elle sera» écrivait Italo Calvino dans «Si par une nuit d’hiver un voyageur». Le point aveugle est aussi cet espace ambigu que l’auteur concède, consciemment ou pas, au lecteur, et qui permet à celui-ci d’entrer pleinement dans le roman et d’y déployer son imaginaire.

Tenter de dire le monde dans ce qu’il a de plus divers, faire interagir des points de vue antagonistes sur la réalité, qui est forcément ambiguë et contradictoire, faire interagir les multiples parlers qui habitent la réalité, en particulier lorsque cette diversité est source de tension, telle doit être l’ambition du roman pour Javier Cercas, car le roman n’est pas qu’un divertissement, il est avant tout un outil de recherche existentielle et de connaissance de la nature humaine. C’est pourquoi le caractère hybride du roman, genre cannibale capable d’absorber tous les genres – épopée, poésie, biographie, histoire, essai, enquête journalistique –n’est pas une option mais une nécessité, fondatrice dans l’œuvre de l’auteur. Cette nécessité était déjà contenue en germe dans son premier roman, «Le mobile», dans lequel le personnage central, qui se rêve écrivain, énonce «qu’il n’est pas de littérature, aussi confidentielle soit-elle, qui ne contienne tous les éléments de la Littérature, toutes ses magies, tous ses abîmes et tous ses jeux. »

«On n’a jamais le dernier mot sur le sens d’une grande fiction, pas plus que sur le monde dans lequel nous vivons.» (Juan José Saer, «Lignes du Quichotte»). Cet essai paru en 2016 et traduit par Élisabeth Beyer et Aleksandar Grujičič pour les éditions Actes Sud donne au roman un rôle pivot au-delà de la littérature, comme «arme de destruction massive de la pensée moniste et dogmatique, totalisante, et peut-être le plus puissant allié d’une société ouverte, pluraliste et démocratique.»

Il n’a jamais été autant nécessaire de lire et de donner envie de lire.

Javier Cercas sera l’invité de la librairie Charybde le 18 novembre prochain en soirée, pour fêter la parution de ce livre et la traduction de son roman «Le mobile» (Actes Sud, novembre 2016).

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À propos de Marianne

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Discussion

6 réflexions sur “Note de lecture : « Le point aveugle » (Javier Cercas)

  1. J’adore cet auteur. J’avais hésité sur ce texte mais il me semble très intéressant pour qui s’intéresse aux livres. Génial de recevoir cet auteur.

    Publié par jostein59 | 16 novembre 2016, 08:43

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