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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « Belle-Méduse » (Manuela Draeger)

Bobby Potemkine en émissaire olfactif d’une méduse géante. Somptueux.

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L’autre nuit, quelqu’un a frappé à la porte.
Il était tard, il faisait très noir et très froid. Pendant toute la soirée, j’avais écouté les silences et les bruits qui se propageaient au-dessus de la ville, dans les tours et les maisons délabrées, dans les rues vides. La pluie de météorites avait cessé, les incendies avaient fini par s’éteindre, et un calme obscur régnait. Dans le lointain, à la verticale des usines abandonnées, on apercevait mon ami Big Katz, le crabe laineux, en train de multiplier les efforts pour flotter sous les nuages. Sur le fond ténébreux de la voûte céleste, on le distinguait à peine. Une petite tache jaune dérivait, pas assez brillante pour éclairer le ciel, une sorte de brouillon de lune avec des pinces et quelques touffes de poils. Big Katz a encore de gros progrès à faire avant qu’on le confonde vraiment avec un astre. Il s’améliore, c’est vrai, et il applique de son mieux les conseils d’Alfons Tchop, son professeur de lune. Mais son niveau technique reste bas, il faut le reconnaître. J’étais assis près de la fenêtre, sous une grosse couverture de laine bien chaude, et je somnolais. J’ouvrais l’œil, de temps en temps, pour surveiller la trajectoire de Big Katz, qui très lentement s’éloignait en direction du Fouillis.

Publiée en 2008, la septième des enquêtes post-exotiques de Bobby Potemkine, concoctées par Manuela Draeger à l’École des Loisirs, reprend le fil de la vie de notre héros peu de temps après « L’arrestation de la grande Mimille » (2007), avec les progrès lents mais réels enregistrés par l’ami Big Katz dans son apprentissage de lune, à un moment où l’enquêteur par défaut des services de police, piloté par sa chère amie Lili Nebraska (dont on sait bien entendu qu’elle porte de magnifiques tatouages et presque rien d’autre), semblait pouvoir espérer un moment de répit parmi les incessantes bizarreries de la ville nordique déliquescente où il réside. Las, ne voilà-t-il pas qu’une méduse de plus de cinquante kilomètres de diamètre lui fait en pleine nuit une proposition d’embauche d’un genre qu’on ne peut pas refuser…

J’ai laissé s’écouler une demi-minute. Ça ne me plaisait pas du tout, cette histoire de Belle-Méduse. Et franchement, je pense que ça ne vous aurait pas plu, à vous non plus, si vous aviez été à ma place. Je résume : vous êtes chez vous, au cœur de la nuit ténébreuse, vous somnolez bien tranquillement et vous aimeriez continuer à somnoler jusqu’au matin, et voilà qu’une institutrice inconnue s’installe sur votre palier avec une cuvette d’eau remplie à ras bord. Elle s’enfonce la tête dedans pour vous parler, et elle vous apprend qu’une méduse géante vient de se brancher sur vous, dans l’intention de vous employer comme guide d’excursion ou comme espion.

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® Naoto Honda

Retrouvant certains personnages de cette saga résolument autre, connus parfois depuis le tout début en 2002, avec « Pendant la boule bleue » ou « Au nord des gloutons », depuis le doublé de 2003, « Nos bébés-pélicans » et « Le deuxième Mickey », ou même seulement depuis les plus récents épisodes, « La course au kwak » et « L’arrestation de la grande Mimille », la lectrice ou le lecteur peut à nouveau se délecter de cet univers réellement extraordinaire, où les tigres hantant les escaliers de leur immeuble en déshérence obligent Lili Nebraska et Bobby Potemkine au rappel sur la façade pour se retrouver la nuit, où – on l’a vu en introduction – un crabe laineux tente de devenir une lune, où une ourse cherche à communiquer avec ses oursonnes exilées au moyen d’une tente tremblante dans laquelle errent des troupeaux de caribous, où une ancienne technicienne en étendage de goudron est devenue marchande de soupe matinale, où un atelier de cordonnerie alternative a jadis essayé de fabriquer d’autres chaussures que les chaussures pour pieds, et où bien d’autres particularités encore font rage.

J’ai refermé la porte et je me suis rapproché de la fenêtre. La ville dormait, assommée de froidure et de noirceur. On voyait tout juste l’immeuble d’en face et, comme à présent ni les étoiles ni Big Katz n’éclairaient le ciel, on ne distinguait même pas la rive la plus proche de l’estuaire. Là-bas, au-delà de l’embouchure, Belle-Méduse flottait, gigantesque, écartant mollement les icebergs qui parsemaient sa route. Elle était immense et extrêmement lente, elle avait en mémoire une fantastique collection de fragrances et de puanteurs sous-marines, et elle avait préparé de nouvelles cases spéciales pour accueillir les descriptions des odeurs qui erraient sur le rivage. Et elle attendait que je plonge la tête dans une cuvette pour les lui décrire une à une, ces odeurs.

Le moment de bravoure langagière de ce volume particulier est peut-être celui de la conversion des odeurs depuis notre langage vers celui de Belle-Méduse, traduction automatique qui entraîne Bobby Potemkine, bien malgré lui, à évoquer des parfums tels que :

une odeur de contrôleur du RER qui a fait tomber ses clés par terre et qui se relève, une odeur de paysage peint à l’huile par un peintre nain, une odeur de cahier d’exercices de chimie léché par un vieux chien-loup boiteux, une odeur d’oiseau de paradis dans un ascenseur, une odeur de vieille mémé championne de tir à l’arc, une odeur de grand escogriffe en conversation avec un petit escogriffe, une odeur de balle de ping-pong abandonnée dans du vinaigre, une odeur d’ibis des neiges devant une agence de voyages, une odeur de négociant en scaphandres, une odeur de violoncelliste qui a mal aux dents, une odeur de descente de lit jetée par la fenêtre, une odeur de surmulot stupéfait d’apprendre qu’il est un mammifère, ou encore une odeur de cousin de province sur le départ.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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