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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Le dénouement » (Lionel Ruffel)

Philosophie, littérature et histoire pour lire le sens de la « fin de vingtième siècle ».

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Le dénouement

Publié en 2005 chez Verdier, cet essai majoritairement littéraire de Lionel Ruffel (auquel on doit notamment le proprement époustouflant « Volodine post-exotique » (2007) chez Cécile Defaut) est peut-être bien l’un des travaux les plus importants, sous ses modestes 100 pages, de ces dernières années, parmi ceux, trop rares, qui tentent réellement de nous éclairer sur les liens complexes entre littérature, histoire et politique, et donc sur nos manières de voir le monde et d’y agir. Dans des formats très différents, et chacun à leur manière, le « Indociles » (2012) de Laure Limongi et le « Romanciers pluralistes » (2013) de Vincent Message partagent, me semble-t-il, cette ambition.

Le dénouement désigne, dans le vocabulaire théâtral, un temps de résolution qui clôt une pièce. Après la péripétie et le point culminant, il tente de lever les contradictions et de défaire les fils de l’intrigue. Pour cette raison, le dénouement n’est pas définitif, il est même plutôt fondateur. Ni début, ni fin, limité et transitoire (comme ce « parapet ridicule » où vient s’asseoir Dondog), il déploie une temporalité complexe, tout à la fois tourné vers le passé qu’il transforme et le futur qu’il autorise. Le dénouement ouvre à l’inconnu, au « vide », à « ce qui allait suivre », sur les ruines et les restes du passé. Contrairement à son sens originel, il n’est pas, dans la dramaturgie classique, dénouage, déliaison ou rupture mais propose une nouvelle configuration de l’histoire, une solution, purgée de ce qui l’empêchait (catharsis). Pour ces quelques raisons, qui engagent néanmoins beaucoup, « le dénouement » pourrait nommer la fin du XXe siècle, du moins pour ce qui concerne l’histoire littéraire et celle des idées. Cette période pourrait alors être regardée comme une étape de la séquence qui débute au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Cette histoire, comme dans la tragédie classique, connut des temps d’exposition (le pluriel est de rigueur pour un flux non pas unique et linéaire mais multiple, accidenté et tout en superpositions), des montées de tension, des crises, des nœuds, des catastrophes. Ces histoires, celles des « modernités », ont souvent manqué de dénouements, plus coutumières qu’elles furent des tables rases, qui en forment l’exact opposé. Ce sont ces modernités, et ce qu’elles supposent, qui sont, dans le champ théorique et artistique mondial, l’objet de conflits. Si ces conflits ne sont pas nouveaux tant ils sont consubstantiels aux nœuds, la fin du XXe siècle semble en revanche avoir cherché de manière tout à fait originale, des voies pour les défaire. Elle semble ainsi avoir tenté de provoquer des dénouements. Qu’elle y soit parvenue n’est pas assuré, mais elle acquiert grâce à ce mouvement une historicité, une visibilité en tant qu‘époque, elle dégage des modes de représentation liés à des valeurs qui la déterminent.

Casser les idoles

Memento Park, Budapest (® Adeline Chenon Ramlat)

Pour saisir cette fausse « fin » de siècle, et tenter d’en déterminer le d’abord brumeux contour de « dénouement », Lionel Ruffel part d’un bref extrait du « Dondog » d’Antoine Volodine, qu’il utilise tout au long de ces cent pages comme levier, passe-partout et couteau suisse, parcourant avec lui les trois champs de la philosophie politique, de la littérature et de l’histoire pour y déchiffrer les signes écrits sur le mur. Mur précisément qui n’est plus, qui a terriblement muté désormais, puisque l’ouvrage démarre sur la « double chute », celle du mur de Berlin en 1989 et celle des statues de Moscou en 1991.

Dans le champ de la philosophie politique tout d’abord, au-delà des filiations et des racines plus anciennes éventuellement mentionnées, l’auteur s’appuie sur la poignée d’ouvrages significatifs qui enregistrent la mort, réelle ou apparente, et proposent un deuil, sous des formes propres à chacun : Lionel Ruffel porte ainsi un regard pénétrant et brillamment orienté sur « Spectres de Marx » (Jacques Derrida, 1993), « Constat » (Jean-Claude Milner, 1992), « La comparution » (Jean-Luc Nancy & Jean-Christophe Bailly, 1991), « D’un désastre obscur » (Alain Badiou, 1991) et « La mésentente » (Jacques Rancière, 1995), corpus dont il extrait les pistes qu’il s’agit ensuite de questionner et faire résonner.

Statues déboulonnées

Jardin des statues déboulonnées, Moscou (® Hugues Robert)

Cette colère est encore présente sous une forme agonistique dans les livres de Jacques Derrida et de Jacques Rancière et les cinq ouvrages désignent plus ou moins explicitement des ennemis : les responsables de la mort ou pour être plus précis, de la mort du mort car le communisme a été mis à mort par le communisme même. C’est son idée que le discours dominant, relevant du ressentiment et de la falsification historique, veut effacer à jamais. Il s’agit donc bien moins d’une mort que d’un meurtre et, peut-être moins d’un meurtre que d’une tentative de meurtre. Un adversaire s’incarne sous divers masques, mais c’est toujours le nihilisme et une forme de révisionnisme qui reviennent. Il devient alors essentiel d’adopter une posture face à la mort. Face au vide historique que bien des discours prédisent ou construisent, il faut savoir se situer.

Déjà, sans le dire explicitement, le laissant aux interstices de son texte, Lionel Ruffel insiste sur le besoin de mémoriser et nommer, contre toutes les forces qui s’y opposent (l’une des obsessions les plus constantes chez les personnages clés volodiniens), et justifie par avance la lecture de l’ensemble de l’œuvre d’Antoine Volodine comme celle d’une gigantesque « À la recherche de la Révolution perdue », comme je l’évoquais dans la note de lecture consacrée à « Terminus radieux » (2014).

Jardin des statues

Jardin des statues déboulonnées, Moscou (® Hugues Robert)

Usant d’Antoine Volodine à la fois comme d’un lien et d’un objectif, la deuxième partie de l’essai convoque quelques romanciers au sein desquels une parenté (pas nécessairement évidente au premier abord) se dégage quant aux visées de philosophie politique explicitées auparavant. Lionel Ruffel analyse ainsi avec un rare brio les éléments saillants, pour le propos, de « Phénomène futur » et de « L’invention du monde » (Olivier Rolin, 1983 et 1993), du « Drame de la vie », du « Discours aux animaux » et de « La chair de l’homme » (Valère Novarina, 1984, 1987 et 1995), de « Progénitures » de d’ « Explications » (Pierre Guyotat, 2000), et de tout le travail d’Antoine Volodine compris entre « Biographie comparée de Jorian Murgrave » (1985) et « Bardo or not Bardo » (2004).

Suivant en cela les philosophes, on posera pour l’instant comme oeuvre fin de siècle une œuvre qui se tient face  à lui, qui en fait sa matière. Mais disant cela, on n’a encore rien dit. Il faut une œuvre traversée par l’histoire et marquée par le fantasme de la fin. Être traversé par l’histoire, c’est interroger un certain art du siècle ; c’est aussi interroger les moyens de la littérature, et plus précisément, cela reste à démontrer, du roman. Les œuvres qui nous intéressent dans ce second temps doivent avoir en quelque point et à quelque époque manifesté un attachement au marxisme. Elles doivent, pour être plus précis, conjuguer une préoccupation politique et une recherche formelle, étant entendu que le formalisme marque l’histoire du XXe siècle. Les œuvres littéraires ne viennent évidemment pas illustrer les discours de philosophie politique. Mais elles travaillent des idées proches par la mise en scène de figures problématisant la fin. Les œuvres du dénouement développent ainsi de manière inhabituelle les thèmes de la vie après la mort, de la naissance, des fantômes, des restants, etc., figures récurrentes formant un réseau qui mérite d’être analysé.

Memento Park 2

Memento Park, Budapest (® Adeline Chenon Ramlat)

Il est particulièrement impressionnant de constater avec quelle force et quelle intensité Lionel Ruffel orchestre le choc entre ces œuvres, la rencontre féconde entre leurs lignes de convergence et leurs lignes de fuite. Il est également flagrant (et réjouissant) de constater à quel point l’auteur entérine ici la fonction proprement exploratoire de la littérature, donnant à la notion d’anticipation (qui est manifeste, sous des formes flamboyantes ou plus ténues chez les romanciers analysés ici – précédant parfois en sensibilité et en lucidité de dix ans ou plus les intellectuels dont c’est – dit-on – le métier, prospectivistes politiques ou « simples » journalistes spécialisés) tout son sens, tel que le pratique encore et toujours une part importante du travail classé sous l’étiquette « science-fiction » (à côté d’autres textes n’ayant hélas le plus souvent pas grand-chose à voir avec cette visée).

On se prend, à la lecture, à rêver d’une passionnante confrontation analytique entre ces auteurs littéraires français, chez lesquels, en conséquence, le marxisme est un marqueur assumé, qu’il ait été profond ou transitoire, d’une part, et les plus incisifs des grands auteurs américains contemporains de SF politique, chez lesquels le référentiel marxiste, bien entendu présent en « tâche de fond », est nécessairement très discret, à l’exception notable de Kim Stanley Robinson, de China Miéville et de Ken McLeod, d’autre part. Tentons cette proposition qui n’est paradoxale qu’en apparence : il y a une profonde résonance opératoire entre les travaux de ces trois derniers, de Cory Doctorow, de Neal Stephenson, de Charles Stross et de Iain M. Banks, au-delà des modes d’utilisation de la recherche formelle, et ceux de Volodine, de Novarina, de Rolin et de Guyotat, au minimum.

Croiseur Aurore

Croiseur Aurore, Saint Petersbourg (® Hugues Robert)

La pratique de l’anticipation est d’un immense intérêt  pour problématiser la fin et ouvrir à la spectralité d’une époque. Elle fait du présent un passé et donc l’historicise et l’achève. Elle nous place au cœur du dénouement et le condamne à un certain tragique. De la sorte, on ne s’étonnera pas du  ton et de la dimension apocalyptiques qui traversent ces livres et dont on a pu montrer qu’ils étaient fortement, presque essentiellement, liés au discours postmarxiste. Parler du futur suppose une délibération sur un présent achevé auquel on assure un avenir. L’anticipation introduit donc de l’histoire et s’oppose à l’éternel présent. Elle ouvre la voie de l’héritage et de la transmission. Et c’est, formulé autrement, le devoir d’inventaire qu’on retrouve.

En troisième et dernière partie, Lionel Ruffel orchestre de très près la rencontre (parfois houleuse, toujours fructueuse) entre politique et littérature à laquelle invitaient avec tant de puissance les deux premiers chapitres. Forgeant, pour caractériser le corpus d’écrivains qu’il a singularisés, le terme de « romanciers maximalistes », il montre malicieusement en quoi, malgré des visées semblant profondément divergentes, on retrouve ici de curieuses résonances, nullement contradictoires, avec certains des écrivains qualifiés ailleurs de « romanciers minimalistes », et tout particulièrement avec Jean Echenoz, Jean-Philippe Toussaint, Christian Gailly, Marie Redonnet, Eric Chevillard, et Christian Oster, mais aussi de manière encore plus subtile, avec Pierre Michon, Pierre Bergounioux et François Bon, voire avec Pavel Hak et Emmanuel Darley.

On le voit, s’il existe un discours qui tente de réduire  à néant ce que fut le XXe siècle, bien des œuvres de pensée, bien des œuvres romanesques se rejoignent sur la nécessité de les inscrire dans cette histoire. Il ne s’agit pas, loin s’en faut, de revenir à une conception de l’histoire que seul le progrès ou la passion du nouveau déterminent mais de s’appuyer sur une bibliothèque et sur un monde pour renouveler l’histoire des formes. Car là encore, il faut répéter que l’époque n’est pas inférieure aux autres, que son sens n’est pas totalement atomisé (qu’autour du mot « dénouement », une telle constellation se dessine suffit à le prouver) et qu’il existe des visibilités historiques qui apparaissent pour peu qu’on veuille les voir. Parmi ces visibilités, une des plus importantes semble se dessiner autour du mot « fin », qu’il ne faut pas isoler mais accompagner de tous les autres noms qui le supposent : deuil, héritage, histoire, nouveau, renouvellement, naissance, etc. Cette série construit un nom, « le dénouement » qui, pour paraphraser Jean-Claude Milner, sténographie la fin du XXe siècle.

En cent pages, Lionel Ruffel réussit ainsi l’étonnante prouesse de nous offrir l’une des plus fines lectures de l’un des auteurs contemporains les plus politiquement féconds, même s’il s’en défend très régulièrement par un silence amusé, Antoine Volodine, de nous proposer une vision syncrétique, orientée, robuste et opératoire, de ce qui reste à l’œuvre, vif et actif, dans la littérature contemporaine, et de nous fournir un antidote puissant, davantage même que ceux de Fredric Jameson, à la potion délétère, toute de nihilisme et d’ironie, qui hante une part encore très élevée de ce qu’il est convenu d’appeler (au risque du fatras insensé) post-modernisme, n’en désignant en réalité ici que la partie, limitée mais agissante, que constitue l’esthétique du capitalisme tardif analysée par le même Jameson.

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Qu'est-ce que le contemporain ?

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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