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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « La fille du chasse-neige » (Fabrice Capizzano)

Violences familiales, rock, nature, amour et humour : un surprenant cocktail, faussement simple, mais machiavélique et poignant.

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Parution : 20 août 2020

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Tous les pions d’Antoine étaient dans son jan intérieur, papa en avait toujours trois de coincés, ses sourcils avaient la forme d’accents circonflexes, sa lèvre inférieure était sortie, elle accentuait sa mine boudeuse, enfin une expression me disais-je, enfin autre chose sur son visage figé par la colère, le voilà atteint. A-t-il un genou à terre ?
La victoire était toute proche, je pensais que si Antoine ne merdait pas trop il pouvait même lui infliger une copieuse correction, et Dieu sait qu’elles étaient rares. Papa commençait à manquer de sang-froid, lui le sang chaud, le fils de calabrais et calabrais lui-même, je voyais ses gestes devenir moins sûrs, plus nerveux, ils trahissaient sa rage, sa frustration, son impuissance, ses émotions, oui, il semblait qu’il en fut pourvu. Lucille me regarda inquiète, elle s’approcha de maman et lui parla discrètement à l’oreille. Papa jeta ses dés un peu plus fort.
Il ne restait que quelques pions à sortir à Antoine quand le père arriva enfin à se libérer, je sentis une lueur d’espoir infime jaillir de son regard d’enfant. Jamais je n’aurais cru pouvoir voir ça un jour, oui mon père en effet avait été un enfant. J’avais toujours pensé qu’il était né vieux. Vieux, con, et en colère, imaginez la tête de la sage-femme. Bravo Madame, c’est un vieux con aigri et méchant qui communiquera uniquement par onomatopées.
Puis Antoine lui imposa le coup de grâce.
Il sortit enfin ses deux derniers pions dans un sourire à vous déchirer la peau des joues. J’entendais les cuivres et les violons, la grosse caisse, je voyais le public se lever et l’applaudir alors que la poursuite était braquée sur lui et que les journalistes se précipitaient sur le terrain.
Papa attrapa le jeu et le retourna sur la table avant de l’envoyer voler dans la pièce comme un javelot en direction de ma guitare, accompagnant le tout d’un cri de zombie tout frais sorti de sa tombe. Pause, rewind, ralenti.
Maman, qui s’était pourtant approchée pour éviter cette crise, se prit alors un grand coup de coude involontaire de papa dans l’œil, elle fit ah, bascula en arrière et glissa sur le carrelage mouillé par une poignée de neige oubliée. Les enfants se réveillèrent soudainement et se mirent à pleurer. J’hurlai, ma Takamine était cassée… Ma Takamine électro acoustique 1978 incrustation turquoise avait reçu de plein fouet un jeu de backgammon collector de 1942 luxe cuir prestige dans la caisse, elle était fendue et le son fuyait. D’un geste fou et vain j’essayais de retenir l’air qui sortait de la fente du corps, tel un soldat tenant les viscères de son frère. J’étais estomaqué. Cet homme a des émotions me répétais-je tel un vieux vinyle rayé. Lucille et Eve rassuraient leurs enfants. Furieux à son tour, Guillaume se leva et fonça sur papa. Guillaume était rugbyman, commercial, cocaïnomane aigu, on a tous pensé qu’il chargeait pour lui péter la gueule, alors Antoine dans un acte de sauveur, de justicier inconscient et naïf, il s’est interposé, oui qui comme moi est gaulé comme un poteau électrique en bois, c’était n’importe quoi.
Antoine a pris le poing de Guillaume en pleine gueule, en pleine poire, mais c’était merveilleux, car papa avait des émotions.

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® AFP / Jean-Pierre Clatot

Le « pétage de plombs ». Le déferlement soudain de la violence, au détour d’un environnement quotidien pourtant imprégné de douceur familiale. C’est l’expérience d’enfance et de jeunesse que connaît Tom, brûlant chanteur de rock sur le point d’éclore. C’est sur lui, infiniment plus que sur ses deux frères ou sur sa sœur, et moins encore sur sa mère, que s’est déchaînée en maintes occasions, verbales ou beaucoup plus rarement physiques, l’amertume explosive d’un père taciturne et colérique. Dans un contexte familial brutalement soumis à une évolution accélérée, alors que se présentent simultanément, semble-t-il, l’aube d’une grande carrière musicale – par la grâce d’un manager découvreur ultra-expérimenté, largement déjanté et infiniment professionnel – et peut-être bien le grand amour d’une vie – par la conjonction d’un chasse-neige à conduire et d’abeilles à élever, c’est néanmoins d’abord ses propres démons soigneusement dissimulés que Tom va devoir apprendre à regarder en face pour pouvoir espérer les maîtriser.

Maman était à l’hôpital. Ils disaient qu’elle allait s’en sortir, que ça avait été moins une, moins une de quoi ? Le bassin était cassé. Le pire c’était le traumatisme crânien. Il y avait eu du sang partout et ça avait été long pour que les secours arrivent à cause de la neige… C’est le chasse-neige qui avait ouvert la route aux pompiers, on avait cru rêver quand on avait vu l’engin rentrer dans la cour de la maison avec cette fille en débardeur qui était à l’intérieur. Non non tu ne rêves toujours pas m’avait dit Lucille. Elle était magnifique avec ses cheveux noirs courts, je n’ai vu qu’elle quand elle attendait dans son bolide chenillé que les pompiers finissent, et qu’elle puisse à nouveau ouvrir la route jusqu’à la nationale. Je l’ai vu bouger les épaules en rythme, alors je me suis dit qu’elle devait écouter la radio, du coup j’ai allumé la nôtre, et comme ici on n’en captait qu’une, je ne pouvais pas me tromper. Je l’ai regardé danser tout le long de Don’t stop ’til you get enough de Jackson et j’ai su qu’on était sur la même longueur d’onde. Elle avait la classe, elle avait le groove, elle était dans l’instant et ça m’a bouleversé. Alors dans une espèce de parfaite normalité, je suis tombé amoureux de la fille du chasse-neige.

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Publié en août 2020 chez Au Diable Vauvert, le premier roman de Fabrice Capizzano surprend et enchante par sa simplicité apparente et par son habile machiavélisme, mis tous deux au service d’une belle histoire beaucoup plus complexe qu’il n’y semble au premier abord. Si la violence familiale rentrée et l’amour sont ici centraux, et bénéficient d’une écriture rare pour les exprimer pleinement, la galerie de personnages pas réellement secondaires est impressionnante, fort réjouissante et éventuellement poignante : le manager du groupe rock, son assistante, les musiciens eux-mêmes, l’ami sculpteur, les membres de la famille ou, bien sûr, la fille du chasse-neige sont toutes et tous des créations vigoureuses, rusées et excitantes. Dans une tonalité qui pourrait évoquer par moments les plus belles pages de Chris Offutt, de Pete Fromm ou de Jim Lynch, l’auteur nous offre un somptueux récit de nature à retrouver, une obsédante fable de la musique rock à développer et influencer dans un monde changé, et une monstrueuse – et sublime – démonstration de l’aveuglement d’un narrateur totalement auto-centré qui ne se perçoit, longtemps, absolument pas tel qu’il est, avec une maestria dans la narration et l’écriture  pour couvrir ces traces qui rappelle – dans un tout autre domaine – la virtuosité du grand classique brésilien de Machado de Assis, « Mémoires posthumes de Brás Cubas ». Indéniablement, une profonde et belle surprise de cette « rentrée littéraire » 2020 : « J’ai trouvé que l’air sentait l’évidence, la complicité et le châtaignier. »

On a attaqué les travaux du studio quelques jours plus tard.
Ça ne s’est pas passé dans une folle ambiance d’excitation et de complicité, depuis quand les montagnes sont-elles des mers et les lions ont-ils des moutons comme psy ? Soyons réalistes.
Le vieux trimballait toujours du lever au coucher sa morne lassitude, sa tronche renfrognée, son humeur maussade, sa grogne statique figée dans la pierre et la mauvaise humeur. Plus il vieillissait et moins cet homme, courtois à l’époque, constant dans la politesse lorsqu’il nous élevait, employait des formules de respect. Les mercis, s’il te plaît et comparses n’étaient plus dans son vocabulaire depuis bien longtemps.
La douceur des mots lui coûtait, lui demandait une énergie qu’il n’avait plus pour ça. Tout l’énervait tout le temps, et cette façon d’être aigri se témoignait par des grognements faisant office de mots. Parler, expliquer, comprendre, communiquer, le faisait royalement chier. Il semblait de plus en plus être en paix, ou s’en approcher toutefois, mais dans le silence et la solitude. Comme si cet homme n’aimait rien. Ni sa vie, ni ses proches, ni la mésange jaune et bleue posée face à lui dans l’aubépine en fleur, ni sa gueule dans la glace.
Quant aux sourires… ils étaient emprunts d’amertume, bourrés de ressentiment, ironiques et moqueurs, couplés de regards mauvais et de poings serrés.

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Fabrice CAPIZZANO

® Philippe Matzas

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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