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Notes de lecture 2016, Nouveautés

Note de lecture : « Le bon frère » (Chris Offutt)

Même en disparaissant, peut-on réellement s’échapper ? Un somptueux et subtil roman entre Kentucky et Montana.

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Publié en 1997, traduit en français en 2000 par Freddy Michalski dans La Noire de Gallimard, puis réédité en 2016 chez Gallmeister, le premier roman de Chris Offutt (qui se trouve être le fils d’Andrew J. Offutt, auteur de science-fiction et de fantasy des années 1970, que les passionnée(e)s les plus pointu(e)s parmi vous connaissent sans doute) parvient à explorer avec un extrême brio certaines racines secrètes de la liberté et de la culpabilité, en orchestrant le télescopage de plusieurs ruralités profondément différentes, et magnifiquement emblématiques, au cœur de la – plus que jamais – mosaïque que constituent les États-Unis.

– C’est juste que j’aime pas écouter les vieux ragots qui se racontent là-bas. Vas-y donc, Sara. Tu serais capable de convaincre un oiseau de sortir du nid en le baratinant.
– Y disaient quoi ? demanda Sara.
À côté d’elle, leur mère attendait sans parler. Elle avait passé quasiment toute sa vie dans cette position – silencieuse dans la cuisine, à attendre des nouvelles invariablement mauvaises.
– T’es vraiment sûre que tu veux le savoir ? dit Virgil.
Sara acquiesça.
– On raconte que la fille Wayne est enceinte, dit-il.
– Non !
– Sûr que si.
– Laquelle ?
– Celle qui est sur Red Bird Ridge.
– J’me doute bien, dit Sara. Y’en a qu’une de famille Wayne. Je veux dire, laquelle des filles ?
– La plus jeune.
– Si c’est pas malheureux, elle a pas encore quatorze ans.
– Ben, dit Virgil.
– Il est de qui ? On t’a dit ?
– Tout le monde le sait.
– Ben qui, alors ?
– Ça m’embête d’être celui qui te l’annonce, Sara. Mais c’est ton Marlon qu’a fait ça.
Le visage de Sara changea de couleur. Son souffle râpeux résonna dans la pièce. Leur mère regarda Sara pour s’assurer que sa fille n’allait pas s’évanouir, puis elle examina Virgil.
– Sara, chérie, dit-elle. Je crois qu’il te fait marcher.
Sara attrapa une éponge et la lança. Elle rebondit sur la poitrine de Virgil en laissant une empreinte humide sur sa chemise.
– Si t’allais chercher le courrier, dit Virgil, tu ferais la différence entre un vrai potin et un faux.
– Si t’es pas capable de ramener le courrier, dit Sara, au moins tu peux tondre le jardin.
Boyd s’occupait du jardin et d’aller chercher le courrier. Quatre mois après sa mort, la famille essayait encore de répartir les corvées.

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Dans les fort déshéritées collines du Kentucky, de nos jours – un cadre qui n’a pas changé fondamentalement depuis la campagne de l’Alabama (dont l’État n’est séparé que par le Tennessee) décrite par Charles Williams dans son hilarant « The Diamond Bikini » (1956), devenu en français, par la grâce fort peu efficace en l’espèce de la Série noire de Marcel Duhamel puis du film de Gérard Pirès (1971), « Fantasia chez les ploucs » – la famille Caudill se remet lentement de la mort de Boyd, le fils aîné assassiné après l’une de ces rixes particulièrement stupides dont les lieux semblent malgré tout relativement coutumiers. Dans les non-dits des amis et des membres de la communauté, mais aussi des membres de la famille eux-mêmes, la nécessité de la vengeance, de la vendetta contre l’assassin de Boyd, connu de tous mais inatteignable légalement faute de preuves, se met à peser de plus en plus lourdement, semaine après semaine, sur les épaules de Virgil, le frère cadet exemplaire et tranquille qui, loin des frasques monumentales de son aîné, s’en était revenu rapidement de l’université pour assumer paisiblement un travail de chauffeur au service municipal d’enlèvement des ordures.

Virgil se gara sur le parking réservé aux agents d’entretien du Rocksalt Community College. Il laissa les clés sur le contact pour éviter de les perdre. D’un côté étaient rangés les camions bleus que conduisaient les chefs d’équipe. Les chefs d’équipe étaient les agents ayant reçu une promotion, et ils gardaient habituellement leurs fonctions jusqu’à leur mort ou leur retraite. Ils portaient un uniforme bleu avec leur prénom cousu au-dessus de la pochette. Virgil avait de grandes chances d’être bientôt promu. Depuis qu’il était à plein temps, il avait travaillé un an comme homme à tout faire, intervenant ici et là, et trois ans sur le camion à ordures. Il espérait une promotion pour le printemps prochain. Virgil voulait désespérément avoir son nom sur sa chemise.
Les voitures sur le parking étaient toutes américaines, et vieilles, entre dix et vingt ans d’âge. Elles étaient basses d’un côté, ou trop hautes de l’autre. Les pots d’échappement tenaient, retenus par des fils de fer. Certaines avaient des plaques de carton collées à l’adhésif en guise de vitres. Plusieurs étaient bicolores, réparées avec des portières, des capots et des ailes récupérés ailleurs et appartenant à la bonne marque et au bon modèle mais d’une couleur différente. Les banquettes arrière étaient couvertes d’outils et de jouets.

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Malgré les apparences initiales, ce n’est pas de la nécessité ou non de la vengeance dont Chris Offutt souhaite discrètement nous entretenir ici, aux côtés du très attachant et très surprenant Virgil Caudill. En le confrontant aux failles d’une certaine logique administrative, dans les bureaux de la « grande ville » de Lexington (Kentucky), ouvrant justement d’étonnants espaces vacants (particulièrement flagrants pour une lectrice ou un lecteur européens, d’ailleurs), il prépare avec une beauté et une justesse tranquilles l’étape suivante, l’échappée à – sans aucun hasard, mais avec une ironie déterminée – Missoula (Montana). Confrontant sa solitude qu’il juge indispensable aux ruées des nantis vers ces espaces solides toujours à fluidifier – comme les qualifierait sans doute à raison Laurent Henninger – d’une part (la description paisible des changements apportés par les stars californiennes est un vrai morceau de bravoure), mais aussi d’autre part aux rêves revendicatifs et déterminés de libertariens gavés de concepts, de mots et d’armes automatiques, Virgil devra éprouver progressivement la possibilité réelle de changer, dans un monde où, y compris dans les endroits les moins immédiats, des forces puissantes incitent sans relâche à choisir une identité et à s’y tenir, ne détestant rien tant que les vagabondages et les franchissements de frontières métaphoriques, humaines et sociales.

Au-delà de Divorce Court, séparé par quelques arbres et une clôture, s’étendait le terrain du vieux cinéma drive-in. Au cours de son dernier été d’existence, le propriétaire avait diffusé des films X. Le terrain s’était alors couvert de voitures. Tout le monde venait voir la chair nue haute de huit mètres, allant et venant au milieu des collines sombres. La première semaine, quatre voitures qui passaient à proximité étaient sorties de la route. La semaine suivante, il y eut neuf accidents, dont un impliquant deux prêcheurs et une nonne du nouvel hôpital. La programmation fut prolongée, et on appela le film le bousilleur-de-nonnes. Mais les films X finirent par être interdits, et l’écran se dressait entre les collines comme une pierre tombale géante.

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Missoula (Montana)

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Orchestrant un choc aussi magnifique que subtil avec une nature toujours davantage en voie de domestication et de disparition, que ce soit dans les anodines collines du Kentucky ou dans les montagnes « officielles » du Montana, déchiffrant la communion intime d’un esprit avec ce qu’il s’agit de faire, seul, de sa vie, Chris Offutt propose ainsi bien davantage qu’une enquête feutrée sur une certaine Amérique, et réussit, comme peu de maîtres chevronnés de ce genre littéraire plus hybride qu’il n’y paraît souvent au premier abord, étiqueté avec abus en simple nature writing, à proposer justement un roman qui jongle presque métaphysiquement, et pourtant en toute simplicité, avec les destinées et avec les cases à remplir, avec les assignations à résidence et à identité comme avec les choix raréfiés qui se proposent concrètement à une existence. La discrète et fort intelligente ironie qui irrigue ces 400 pages y est offerte en prime.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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