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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « La lumière d’Orion » – Eymerich 9 (Valerio Evangelisti)

Projets angéliques et aléas scientifiques à Byzance en 1366. L’accélérateur de particules Eymerich en course de collision.

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Publié en 2007, traduit en français à La Volte en 2013 par Jacques Barbéri, le neuvième tome de la saga de l’inquisiteur Eymerich (dont les principes sont rappelés dans la note consacrée au premier volume, « Nicolas Eymerich, inquisiteur ») se passe, dans la temporalité du redoutable dominicain aragonais, en 1366, un an après les événements du deuxième volume (« Les chaînes d’Eymerich »). On y retrouve, central cette fois, le personnage historique d’Amédée de Savoie, lancé dans une expédition de secours, plus ou moins habillée en croisade, pour soutenir sa famille par alliance, la dynastie Paléologue des empereurs byzantins, désormais quasiment en perdition sous les coups des Ottomans, mais presque autant sous ceux, plus retors, des Vénitiens et des Génois.

Le visage d’Eymerich était toujours renfrogné, mais ses pupilles perdirent de leur dureté.
– Méfiez-vous, frère Pedro, les tentations conduisent droit en enfer. Le chrétien parfait ne leur cède jamais, sauf si elles sont bénéfiques. Mais je comprends votre objectif, qui est de me tourmenter la vie. Probablement pour me rappeler les peines éternelles de l’au-delà.
Bagueny écarta les bras.
– Magister, je ne pensais pas assumer un rôle aussi important dans votre existence.
Son regard était plus malicieux que jamais.
– Taisez-vous une fois pour toutes ! lui ordonna Eymerich en feignant la colère. Nous allons louer des chevaux pour être à Gérone le plus vite possible.
– Le cardinal Rosell et les membres du chapitre d’Aragon n’apprécieront pas. La règle veut qu’un prédicateur dominicain voyage à pied.
– Oui, mais ne m’obligez pas à répéter qu’un inquisiteur fait ce que bon lui semble. Vous le savez d’ailleurs très bien. Arrêtez de m’agacer, frère Bagueny, ou je vais finir par croire que vous êtes payé par les hérétiques pour me mettre des bâtons dans les roues. Je ne pense pas que vous aimeriez vous retrouver sur un bûcher en flammes !
Cette fois-ci, le ton était sans appel et Bagueny se tut. Eymerich se fraya un passage au milieu d’une procession de pèlerins en guenilles qui venaient de la campagne et se dirigeaient vers la basilique du Pilar, la plupart pour guérir des écrouelles. De l’autre côté de cette foule se trouvait l’écurie qu’il cherchait. Il se laissa guider par l’odeur fétide de crottin de cheval qui s’en dégageait.

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Pas plus que lors des lectures des tomes précédents je ne tenterais de raconter (et de « spoiler ») les éléments de l’intrigue touffue et multi-dimensionnelle à laquelle Valerio Evangelisti nous a désormais largement habitués. Au-delà des intrications démentes mais toujours redoutablement maîtrisées entre ce lointain passé médiéval, un futur où la guerre fait rage entre la RACHE néo-nazie, l’Euroforce et les fédérations américaines monolithiques et fanatiques, et un coup de projecteur sur une étape intemédiaire d’un « comment en est-on arrivé là ? », l’auteur poursuit sans relâche son exploration des méandres intimes de la religiosité rationnelle et sur-déterminée de son protagoniste principal, qui semble désormais, à chaque tome, aller un peu plus loin dans ce que l’on appellerait certainement aujourd’hui un processus de radicalisation.

L’inquisiteur attendait une réaction qui ne vint pas. François Pétrarque paraissait totalement déconcerté. Eymerich poursuivit.
– Les franciscains ont donné vie à je ne sais combien d’hérésies, plus pures et plus pauvres les unes que les autres. On trouve dans leurs rangs de faux prophètes, des théologiens autoproclamés, de faux mendiants guère différents d’un cathare ou d’un patarin. D’Arnaud de Villeneuve à Joachim de Flore et Pierre de Jean Olieu, en passant par l’infâme Raymond Lulle. Les seuls stigmates visibles sur leurs corps sont ceux de l’ignorance et de la honte. Je vous défie de trouver un dominicain avec des marques semblables, aussi stigmatisantes.
Le poète tenta de réagir.
– Mais vous faites l’éloge de l’intolérance !
– Et ça vous surprend ? Vous devriez vous confesser le plus vite possible. Être tolérant signifie supporter avec complaisance celui qui pense différemment de vous. Mais Dieu est un, la vraie foi est une, l’Église est une. Et en dehors il n’y a que le mensonge, et le mensonge appartient au démon. Auriez-vous pactisé avec le diable ?
Un profond silence tomba dans la pièce. Pétrarque ne savait où poser son regard, Altichiero était mort de peur. Seul Bagueny riait en silence.

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Eymerich triomphe à chaque fois des confrontations à l’Autre, mais y déverse à chaque volume un peu plus de haine, qui heurte subtilement – et dérègle subrepticement – son mécanisme rationnel intime, auquel il prétend toujours être, plus que tout, attaché : haine des pauvres dans « Cherudek », haine des musulmans dans « Picatrix, l’échelle pour l’enfer », haine des juifs dans « Le château d’Eymerich », haine du féminin dans « Mater Terribilis », haine des schismatiques dans cette « Lumière d’Orion ». Il est saisissant de constater, au fil des volumes, la manière dont Valerio Evangelisti, faisant véritablement œuvre de mythographe décisif, traque les archétypes enfouis ou plus apparents pour en extraire l’Ennemi, et construire chemin faisant cette source suprême, cet ancêtre radical, mélange détonant et terriblement souverain de raison, de foi, de haine et de violence, qu’est Nicolas Eymerich. Et c’est ainsi que sa basilique baroque et épique, jouant follement avec les genres littéraires et avec les paradigmes, entre savant et populaire, questionne pleinement le contemporain et l’intime de chacune et de chacun.


 

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Le cycle Eymerich (10 volumes) avec dates de parution en Italie et dates de l’action « Moyen-Âge » de chaque volume :
1) Nicolas Eymerich, inquisiteur (1994) – 1352 à Saragosse.
2) Les chaînes d’Eymerich (1995) – 1365 en Savoie.
3) Le corps et le sang d’Eymerich (1996) – 1358 à Castres.
4) Le mystère de l’inquisiteur Eymerich (1996) – 1354 en Sardaigne.
5) Cherudek (1997) – 1360 dans le Sud-Ouest de la France.
6) Picatrix, l’échelle pour l’enfer (1998) – 1361 à Grenade.
7) Le château d’Eymerich (2001) – 1369 à Montiel, en Castille.
8) Mater Terribilis (2002) – 1362 à Cahors et dans le reste de la France.
9) La lumière d’Orion (2007) – 1366 à Byzance / Constantinople.
10) L’Évangile selon Eymerich (2010) – 1372 à Barcelone, en Sardaigne, en Sicile et à Naples.

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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