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Notes de lecture 2015

Note de lecture : « Le soir du dinosaure » (Cristina Peri-Rossi)

Onze nouvelles uruguayennes, où des enfants inventent des échappées subversives à la dictature.

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Le soir du dinosaure

« Le soir du dinosaure » regroupe les deux premiers recueils de nouvelles de l’Uruguayenne Cristina Peri-Rossi, publiés en 1976 et en 1980, traduits en français et assemblés en un seul volume par Laure Bataillon et Françoise Campo-Timal, sous le titre du premier d’entre eux, en 1985 chez Actes Sud. Onze nouvelles qui appellent subtilement de micro-univers familiaux, repliés sur leurs conformismes ou sur leurs peurs, justifiées ou injustifiées, ou au contraire paradoxalement ouverts malgré les menaces environnantes, univers que viennent subvertir, de l’intérieur comme de l’extérieur, des enfants, avec leurs rêves, leurs naïvetés, leurs incompréhensions, dont naissent autant de stratagèmes, de poésies et de disruptions du réel.

Le silence dérangeant ou les abrupts coqs-à-l’âne d’une fillette, au bord de l’eau (« Sur la plage »), le rituel de la nourriture de l’enfant à la cuillère pour un père préoccupé et pensif (« Ulva lactuca »), la complicité ténue au-delà d’une gestion par les psychiatres et les lois, après un divorce (« Le labyrinthe »), ou la simple découverte de l’existence des oiseaux (« Bec blanc et ailes bleues ») : ces tranches apparemment anodines de vie secrètent pourtant, par la magie de la langue et d’une écriture maligne, d’indicibles angoisses, et le sentiment qu’à tout moment quelque chose de terrible peut se produire, lorsque les certitudes ancrées vacillent sous ces regards enfantins bien décidés.

Les vagues venaient frapper les rochers et l’écume s’élevait, léchant la surface pierreuse. C’était un paysage parfait car l’église était éclairée et la lune toute ronde. Ils étaient arrivés au bord de la mer depuis trois jours et avaient pris, dans un hôtel trois étoiles, une chambre qui donnait sur la plage. La nourriture était correcte. Ils se levaient de bonne heure et se dirigeaient aussitôt vers le sable. Un sable fait de poussière ocre, granuleuse, adhérente, où l’on avait du mal à trouver un endroit pour s’installer. Les parasols se pressaient les uns contre les autres, excluant toute intimité, du moins si l’on ne tenait pas à enfreindre les lois de la politesse. Et eux s’abstenaient généralement de provoquer qui ou quoi que ce soit. Ils se disaient que respecter les usages les mettait à l’abri des dangers qui guettent les dissidents, les marginaux, les fugueurs ou les opposants. Ils pensaient aussi que cette douillette habitude de soumission comportait divers avantages : ces trois semaines de vacances sur une plage à la mode, par exemple, ne récompensaient-elles pas leur obéissance, leur respect des lois ? De loin, on les aurait pris pour frère et sœur. Cheveux blonds, regard clair, vêtements sobres, verbe discret, ils traversaient la plage, main dans la main, et faisaient partie de ces gens que la brise du soir ne saurait surprendre sans une tenue chaude, car sait-on jamais. C’était d’ailleurs leur sens de la prévision qui leur avait valu, ce soir-là, de rester au bord de l’eau jusqu’au coucher du soleil alors que la fraîcheur nocturne avait chassé presque tout le monde. Ils étaient heureux de voir leur bon sens récompensé par ce merveilleux couchant. (1- Sur la plage)

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Résonnant par moments, sans recours toutefois à une sexualisation précoce et menaçante, avec l’Alex Porker de « Fermons les yeux, faisons un vœu » (2008), les enfants ont ici leurs fantasmes œdipiens, développés en toute innocence mais avec un redoutable machiavélisme (« Joyeux anniversaire »), mais surtout une immense capacité à créer des domaines préservés, imaginatifs et joueurs, dans lesquels leurs défenses peuvent se déployer avec une surprenante efficacité, qu’il s’agisse de soutenir un père célibataire infortuné (« Influence d’Edgar Poe dans la poésie de Raimundo Arias »), de dissuader en pensée le soupirant de sa sœur (« De frère à sœur »), de la possibilité savoureuse et sauvage d’accouplements mythologiques en guise d’objets transactionnels (« Estate violento »), ou encore, dans la fabuleuse nouvelle qui donne son titre au recueil, de gérer au millimètre subversif l’existence d’une famille recomposée (« Le soir du dinosaure« ).

– Tu as une idée de combien peut nous coûter une machine comme ça ? lui demanda son père numéro deux. Le silence se répandit comme un vent mauvais. Ça le rendit nerveux et il pensa qu’il devait répondre. N’importe quoi mais quelque chose. Et il lui fallait faire la rédaction « Mon avenir ». Combien elle pouvait coûter, la machine ? Qu’est-ce qu’il allait mettre dans la rédaction ? « Peut-être cinq cent mille six cent vingt avenirs », répondit-il précipitamment.
Mais visiblement son père n’attendait que l’occasion d’étaler le prix de la machine :
– Des millions, mon fils, des millions, précisa-t-il.
– De toutes façons, je ne pense pas acheter cet avenir-là, ni aucun autre d’ailleurs, répondit le garçon qui commençait à se sentir poursuivi par une quantité de zéros posés à droite (ceux de gauche, comme toujours, ne comptaient pas et c’était pas pour rien qu’on les mettait de ce côté-là) mais poursuivi aussi par autant de petits avenirs exprimables dans une rédaction.
– Voyons un peu, mon fils, son père numéro deux reprenait ce ton protecteur et doctoral qu’il détestait, un air que son père numéro un n’avait jamais adopté, sans doute parce qu’il lui manquait à droite les zéros nécessaires, et aussi un avenir. (« Le soir du dinosaure »)

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Seules deux nouvelles font était directement du non-dit presque secret de toutes les autres : autour de ces microcosmes enfantins, confinés par la veulerie et par la peur des majorités silencieuses, rôde la répression féroce, aveugle et arbitraire de la dictature, qui engendre ici au mieux l’exil, au pire la disparition et la mort. Cristina Péri-Rossi, fuyant de justesse en 1972, à 31 ans, l’Uruguay,  les militaires en rage et les policiers déchaînés du très musclé gouvernement Bordaberry devenant dictature pure en 1973, pour rejoindre Paris, Berlin, et enfin Barcelone, a emporté dans ses bagages cette terreur de chaque instant qu’il s’agit de masquer sans l’oublier, par la poésie et la construction d’imaginaires protecteurs, en attendant l’heure de la revanche possible. Discerner une vierge Marie dans les flots en lieu et place d’une fuyarde éplorée face à ses poursuivants lourdement armés (« L’annonciation »), ou bien faire résonner l’infini de l’astronomie et des combinaisons échiquéennes pour déjouer le spectre de la torture hantant le possible (« Voie lactée »), voici déjà les composantes célestes de cette « rébellion des enfants », titre du deuxième recueil inclus ici, qui portera plus tard ses fruits.

Après la vingt venait la vingt et un, puis la vingt-deux, la vingt-trois, il fallait se dépêcher de les compter, courir pour dépasser les étoiles, courir infini, compter infini, je mourrai avant de les avoir toutes calculées, se dit-il, car elles continuaient à apparaître, envahissaient tout l’espace, remplissaient la terre et l’air, se posaient maintenant sur les branches des arbres, dans les buissons, sur la tour de guet et les réverbères, étoiles qui ne trouvaient plus de place dans la voûte céleste et plongeaient, se laissaient glisser dans l’atmosphère, pénétraient dans les maisons, les voilà qui vont prendre possession de ma chambre, occuper mon lit, l’armoire, les meubles, trois cent quarante-huit, en un an a subi une dévaluation de 389 %, les poules vont se mettre à caqueter quand elles les verront envahir le poulailler, un journal plein de débris d’étoiles, des militaires spécialisés dans ce genre d’expériences affament un rat jusqu’à le rendre carnivore, la laine qui va et vient, qui va et vient en un roulis perpétuel, puis l’introduisent dans l’intestin de leur victime. Que se passerait-il s’il en tombait une de la branche la plus haute ? Que se passerait-il ? Cesserait-elle de briller ? Perdrait-elle son éclat ? Pourrait-il l’approcher, la toucher ? La toucher comme il ne le faisait jamais avec le tricot bleu ciel de sa maman – elle n’aimait pas ça -, comme ces lettres apparemment fixes du journal qui se mélangeaient. C’est ainsi que vient de mourir le père Pablo Gazzardi. (« Voie lactée »)

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Julio Cortazar et Cristina Peri-Rossi

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Julio Cortazar pouvait ainsi dire – paraît-il – à propos de cette Uruguayenne devenue aussi une amie proche, que sa lecture l’avait forcé à jeter la première version de son « Livre de Manuel » pour écrire quelque chose davantage à la hauteur, et partageait avec elle un intérêt profond pour le surréalisme, base de départ vers d’autres expérimentations littéraires et socio-politiques pour tous deux.

Ce qu’en dit Julie Curien sur le blog Notes vagabondes est ici. Un excellent entretien de 2009 est disponible (en anglais) dans Bomb Magazine, ici.

Ce livre, épuisé en français, est l’un des candidats du prix Nocturne 2015, dont le lauréat sera annoncé en public le samedi 12 décembre prochain à la Maison de la Poésie, à Paris.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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