☀︎
Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Partages » (Gwenaëlle Aubry)

Deux adolescentes, l’une juive new-yorkaise récemment arrivée en Israël, l’autre fille de réfugiés palestiniens. Trajectoires parallèles ou de collision ? Une grande finesse du dessin et une surprenante poésie des mémoires mises à l’épreuve des dérives actuelles.

x

9782715233072-475x500-2

Au début, je n’allais pas au-delà du Mur. Je ne m’en approchais pas. Je le regardais de haut, depuis la petite place de Misgav Ladah, dans un éblouissement de pierre et de lumière. Une lumière inhumaine, calcaire, de canyon, de désert, répercutée par les arches blanches, les drapeaux étoilés, l’or du Dôme du Rocher. Le Mur, lui, absorbe tout, le grand éclat et les ombres des fidèles, les larmes et les noms sacrés, les prières de papier glissées dans ses fentes. Ce n’est pas cela qu’il faut faire, je le sais. Peu de temps après notre arrivée, j’y suis allée seule, sans le dire à ma mère. Il y avait foule, ce jour-là. Deux garçons joufflus, gauches et fiers, célébraient leur bar-mizvah. De l’autre côté de la barrière, mères, sœurs, tantes montaient tour à tour sur des chaises pour les regarder. Je me suis assise près d’elles, du côté des femmes, surprise d’accepter ça, pourtant je n’étais pas comme elles ni comme les autres, en foulard et jupe longue, serrées sur les bancs, leur bébé sur les genoux ou dans des poussettes, et qui, face au Mur, attendaient, patientes, silencieuses, captives d’une scène où rien ne se jouait qu’encore et toujours l’attente mais moi, songeais-je en les regardant, moi je n’attends pas, je suis trop jeune pour cela, à dix-sept ans je les veux maintenant les règnes, les justices, les pardons, tsedek, mehila, ces mots-là me traversaient que jamais dans ma langue je n’aurais prononcés, voilà le pays qui me monte à la tête à la bouche me suis-je dit, je ferais mieux de rejoindre les touristes derrière leurs caméras, de rire de tout cela, mon frère m’a raconté que c’est ici qu’il a demandé Yaël en mariage mais comment ont-ils fait, étaient-ils chacun d’un côté de la barrière, elle perchée sur une chaise – quand tout à coup j’ai remarqué une fille debout derrière un parasol replié. Elle était plus jeune que moi, vêtue d’une blouse et d’une jupe noire qui tombait sur des bas de laine blanche et des vieilles baskets. Cachée derrière le parasol, loin du Mur mais tournée vers lui, elle priait, les yeux clos, en oscillant doucement, le visage enfoui dans les Tehilim comme des larmes dans une main. Sous son foulard on distinguait des mèches blondes, un front haut et pâle, le teint clair des filles de l’Est – peut-être une Polonaise, comme Perla, comme la grand-mère aussi que je n’ai pas connue et dont je porte le prénom mais qui m’a légué sa peau mate, ses cheveux noirs (tu n’auras pas de problèmes à Jérusalem, disaient David et Yaël pour me taquiner, on pourrait te prendre pour une Arabe). Alors, je ne sais pas pourquoi, je me suis levée, je me suis approchée du Mur, collée à lui les yeux fermés, les mains posées sur les pierres tièdes  où poussent des herbes folles. Un instant j’ai eu l’impression qu’il me portait comme une terre. Je n’entendais plus rien, j’étais ailleurs et en même temps arrivée. Je me suis souvenu de ce que disait mon grand-père quand j’étais enfant : Dieu est partout, Sarah, comme la mer qui remplit une grotte sans être diminuée, regarde-toi dans ce miroir (le bras passé sur mes épaules il me conduisait devant le grand miroir posé sur la commode dans la chambre obscure de son appartement de Brooklyn), et maintenant dans celui-ci (il me tendait le petit face-à-main de Perla) : c’est bien toi qui est là, tu le vois, à peine plus grosse qu’une noix ou grande comme tu l’es déjà, alors si tu peux être dans deux miroirs à la fois, petite Sarah, songe à ce que peut Dieu.

x

9782253174851-475x500-2

Sarah, juive ashkénaze née et élevée à New York, est récemment arrivée en Israël, lorsque sa mère, affolée par le 11 septembre 2001, a choisi ce refuge-là face à la folie meurtrière des temps. Elle ne peut s’empêcher d’observer cette nouvelle société qui est désormais la sienne avec un regard légèrement incrédule – ou rien pour elle ne sembler couler de source comme pour (presque tous) les autres. Elle a dix-sept ans.

Leïla, Palestinienne d’une famille de réfugiés « historiques », chassés de leurs terres en 1948, n’a jamais quitté son camp de Cisjordanie (que les uns appellent toujours in petto Territoires occupés tandis que les autres utilisent un Judée-Samarie de moins en moins illusoire à mesure que progressent les colonisations illégales). Située de facto à la frontière précise de deux mondes disjoints, puisque son père occupe un emploi pour les forces israéliennes alors qu’une partie de sa famille s’active du côté des opposants les plus radicaux à l’occupation, elle s’invente d’autres horizons dans ce ciel particulièrement bouché. Elle a également dix-sept ans.

Trajectoires parallèles ou chemins de collision ? Frôlements par coïncidence ou agencements du mauvais sort ? C’est ce que choc à distance de deux monologues intérieurs à la fois si proches et si distants nous propose de résoudre, de saisir et de peser, dans un surprenant, discret et pourtant brûlant feu d’artifice poétique.

Hier avec ma mère nous sommes allées à al-Quds. J’attendais ça depuis des mois. Quand l’appel à la prière a résonné, j’étais déjà réveillée. Je crois que je n’ai pas dormi. J’ai entendu Youssef rentrer tard dans la nuit et peu après mon père qui se levait pour partir travailler. Je me suis habillée en silence. J’avais tout préparé : ma mère m’a prêté son abaya bleu sombre, en dessous, la blouse blanche que Youssef trouve indécente, j’ai mis mon foulard gris, et, pour le fixer, la pince à perles de nacre de grand-mère (elle la piquait dans ses cheveux qu’elle ne voulait plus couper et qui lui tombaient jusqu’aux pieds). Le salon sentait bon le café et la cardamome, et sur les tapis le soleil dessinait de grandes palmes poudreuses et mouvantes. Nous avons mangé le pain et le zaatar sans parler, pour ne pas réveiller Youssef. Je crois que ma mère avait aussi peur que moi qu’il nous empêche de partir. Elle me regardait, souriante, complice comme une sœur. Voilà des mois que je ne l’avais pas vue comme ça. Tout à coup Amir a surgi devant nous, dans son pyjama Mickey. Je l’ai porté avant lui, Raed et Youssef aussi, à force on ne voit plus que des taches rouges, jaunes et noires. Il s’est blotti sur mes genoux, encore tout tiède et lourd de sommeil, le visage enfoui dans mon cou. J’ai respiré dans ses cheveux l’odeur de ses rêves de petit garçon, le pain chaud, la pierre sèche, le fenouil et le lupin. Quand nous sommes seuls, il ne joue plus au martyr, au héros, il arrête la guerre. Puis il s’est souvenu qu’il allait passer la journée chez Ibrahim et il a bondi comme une gazelle pour aller s’habiller. Nous l’avons déposé, en lui faisant promettre d’être sage, de ne pas sortir du camp, et nous sommes parties.
À cette heure-là, on pourrait se croire au village. Enfin, je ne sais pas, je ne connais pas, mais j’imagine que c’était comme ça, une journée sans cesse recommencée, des gestes paisibles et perpétués et la mort qui vient au bout et efface les visages, mais ce n’est pas grave puisque d’autres recommenceront, sans hâte ni mémoire. Les hommes qui travaillent sont déjà de l’autre côté, les autres dorment, il n’y a dans le ciel ni drone ni sirène mais un parfum de terre et d’amandier, les femmes lavent leur cour et à leurs pieds les enfants jouent à chercher leur reflet dans l’eau rare. Plus tard, sous la lumière fixe, on voit la poussière, les chats maigres dans les maisons rasées, les enfants crient d’ennui et les femmes allument la radio pour guetter les nouvelles. Puis vient le soir, on attend les hommes et ceux qui ne reviendront pas, on a peur des nuits où la lune se fend. Des voisines nous saluaient, nous souhaitaient bonne chance, l’ancienne institutrice qui jalouse ma mère parce qu’elle n’a plus ni fils ni mari a crié de sa voix mauvaise Si leur Messie est arrivé il faudra nous le dire et toi Leïla c’est donc un mari que tu cherches chez eux pour t’être parée comme cela. Ma mère n’a pas répondu ni même pressé le pas. je la déteste, cette femme mauvaise avec son œil en biais, et toutes celles qui tête baissée échangent des paroles sur nous et sur le travail de Père. Mais hier ça n’avait pas d’importance, hier, je partais, loin des murs et des rumeurs. Le taxi-service nous attendait, derrière la guérite et les barbelés. Ils sont ouverts à présent, mais je me souviens, ou Raed m’en a parlé, je ne sais plus j’étais si petite, de ce jour où ils les ont refermés et où le monde s’est émietté en losanges de fer. Et encore maintenant, quand parfois je sors, je retiens mon souffle comme si des yeux invisibles m’épiaient, comme si le fer s’enfonçait dans ma chair le dehors n’est pas pour toi. Ils sont comme ça, ici, Raed et Youssef aussi, ils veulent toujours se souvenir, surtout ne rien oublier, l’âge des morts et les noms des villages, ils suspendent à leurs murs les clefs des maisons perdues, encastrent dans les parpaings les fenêtres qui ouvraient sur leurs champs d’oliviers et chaque jour les nettoient pour mieux voir leur absence, ils accrochent en reliques leur douleur, leurs défaites. C’est ainsi, ceux d’en face attendent et nous, nous nous souvenons.

x

99794432

J’ai raconté dans une autre note de lecture comment j’ai découvert Gwenaëlle Aubry par son magnifique « Personne », grâce à Hélène Gaudy. En suite logique de ce beau choc littéraire, il y eut donc ce « Partages », publié trois ans après, en 2012, toujours au Mercure de France.

L’occupation (et désormais la colonisation de moins en moins voilée) par Israël de cette partie de la Palestine qui s’étend au-delà des « frontières de 1947 » et donc du droit international, consacrant ainsi aussi étrangement qu’assurément un véritable droit du plus fort – demeure un sujet littéraire – et politique, bien entendu – difficile, particulièrement en France. Si les autrices et auteurs de cette « gauche israélienne » plus ou moins en voie de disparition depuis trop d’années déjà se voient rarement directement contestés par chez nous (et si l’on observera au passage qu’une série israélienne aussi caricaturale vis-à-vis des populations de Gaza et de Cisjordanie, prises dans leur ensemble, que « Fauda » ne peut éviter, dans sa dernière saison, d’évoquer le statut de citoyens de deuxième classe, de facto, des Arabes israéliens), et si les autrices et auteurs palestiniens sont largement maintenus dans l’invisibilité, les voix en français parvenant à éviter le simple échange d’anathèmes (alors même que de franches absurdités comme « Le métier de mourir » connaissent la consécration des prix littéraires et d’une certaine critique) demeurent relativement rares. On avait pu noter, parmi d’autres sans doute et dans trois registres bien différents, le bouleversant témoignage sensible de Sabine Huynh (« La sirène à la poubelle », 2015), la superbe et ramassée projection science-fictive de Sébastien Juillard (« Il faudrait pour grandir oublier la frontière », 2015) et la formidable polyphonie archipélagique d’Emmanuel Ruben (« Sous les serpents du ciel », 2017), soutenue par son carnet d’écriture impressionnant (« Jérusalem terrestre », 2015), et dont l’écho hante encore, à plus d’un titre, son récent « Les méditerranéennes ».

Il faut donc absolument y ajouter ce « Partages », tour de force de sensibilité et d’intelligence, qui parvient avec une grande finesse à affronter les enjeux politiques et humains sous-jacents tout en inventant au long de ses 170 pages une double langue poétique inattendue qui fait la part belle à la mémoire et à ses mutations provoquées par l’Histoire, collective comme individuelle, jusqu’au tragique par essence.

Parfois je ne comprends pas, à dix-sept ans je suis trop jeune pour les souvenirs – quant à l’avenir, des routes, me disais-je dans le taxi, je veux des routes, des routes blanches et vides, des ponts suspendus et des montagnes écartelées, des océans et des déserts, et marcher, marcher jusqu’à avoir les pieds en sang et le ventre soufflé. Mais ils prennent soin de nous, les autres, ils ont pensé à tout : ces parcelles d’espaces, ces miettes de terre qu’ils nous ont laissées, le temps qu’il faut pour les traverser les étire comme une peau élastique. Si l’on pouvait convertir les heures en terre, alors nous serions riches d’un pays infini. Père n’était pas rentré, nous savions que le check-point était ouvert. Ils sont bien réels, ici, les barbelés et dans les guérites les soldats sont là, et les pupilles rouges des caméras. Le taxi nous a souhaité bonne chance, nous avons rejoint la file. Toute petite j’ai appris ça, attendre, attendre des heures en plein soleil sans bouger, sans ciller sous le regard des soldats (je préfère ceux qui ont des lunettes noires, on ne voit pas leurs yeux glisser sous nos manteaux), sans crier quand au du bout de leurs armes ils crèvent les fruits que les vieilles vont vendre au marché, quand ils jettent à terre les papiers d’une femme enceinte et l’obligent à se baisser pour les ramasser, quand ils ordonnent aux garçons de dénuder leur ventre dur, quand ils tordent leurs bras et les emmènent plus loin, dans l’angle mort d’un mur – suspecte, je le suis, je le sais, nous sommes nés menace, nous sommes le danger. Certains prient ou chantent en silence, on voit leurs lèvres remuer. Moi, je sais autre chose, depuis l’enfance je me suis entraînée : je fixe le pouce de ma main droite jusqu’à ce qu’il me devienne étranger, aussi indifférent qu’un ver, et je laisse là mon corps, ma tunique de peau, je pars toute seule, je m’en vais, je cours, je vole, je vagabonde, je suis l’éclair et la lumière ils n’ont pas encore appris à barbeler nos âmes. Mais hier, tout s’est bien passé. La soldate ne nous a pas fouillées (son corps se dessinait nettement sous son uniforme ajusté, ses cheveux blonds noués en queue de cheval caressaient le canon de son M-4 et son teint clair rougissait au soleil – les filles ne poussent pas comme ça ici, notre terre nourrit des filles-racines brunes, noueuses et flexibles, elle est née d’un autre sol, cela se voit, gorgé de brume et de pluie, pourtant, un instant, je me suis logée là, à sa place, dans ce corps si visible et cuirassé) alors quand elle a demandé où nous allions très vite sans réfléchir j’ai répondu
– al-Quds
– Yeroushalaim
elle a repris machinalement mais elle m’a regardée en fronçant les sourcils. Ma mère ne m’a pas laissé le temps de prononcer le nom d’al-Aqsa elle a dit celui de l’employeur de Père, alors la soldate a souri et nous a fait signe de passer et j’ai senti ce sourire, comme les regards en biais et les chuchotements des femmes dans le camp, s’imprimer sur mon cou, tache humide.

x

gwenaelle-aubry-7821-330-540

Logo Achat

À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

Rétroliens/Pings

  1. Pingback: Note de lecture : « Perséphone 2014  (Gwenaëlle Aubry) | «Charybde 27 : le Blog - 25 août 2023

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.

Archives