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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « Perséphone 2014 » (Gwenaëlle Aubry)

Le mythe de Perséphone relu et transformé d’une manière incroyablement personnelle, poétique et rusée.

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Je suis entrée dans le mythe en même temps que dans la vie. Le mythe était une prodigieuse machine, un arc géant qui vous catapultait hors de l’enfance, loin, très loin des entraves de l’enfance, et sans doute très en deçà aussi, avant les premiers mots, les premiers liens, les premiers récits. Le mythe était l’histoire première, celle que toutes les autres (et surtout la mienne, que j’avais oubliée) ne faisaient que répéter.
Le mythe était une formidable machine à fabriquer de la distance. Il m’a projetée flèche perdue en Sicile en Turquie en Grèce on s’en doute, mais pas seulement, il installait de la marge puis aussitôt l’absorbait, le terrain vague de Stalingrad, la région forestière de Gagnoa, les tables luisantes des intérieurs bourgeois et les boîtes peu fréquentables, les chambres clandestines où être enfin entière parce que livrée au corps d’un autre, les zones périurbaines radicalement désolées et l’abondance suspecte de certaines prairies, tout cela s’intégrait à sa géographie, se disposait selon ses dimensions (planes, d’ailleurs, grossièrement binaires).
Le mythe était une machine de guerre qui, souterraine et rusée, menait un inlassable travail de sape. Parce qu’il n’avait plus cours dans le monde où vous viviez (où vous vivez encore), parce qu’il y avait perdu toute valeur marchande, il le désaxait. Pièce par pièce il le mettait hors circuit, et à la fin le monde tombait en lui.
Le mythe était une merveilleuse machine circulatoire. Le mythe structurait le bric-à-brac, puisait dans les décharges, agençait des choses sans âge, des débris archaïques (très pesants, très rouillés), bricoleur superlouche à la Tinguely, le mythe décapait des matériaux hors d’usage, le mythe recyclait puis, dans un éclatant bruit de ferraille, mettait tout en mouvement, et soudain le courant passait, tout devenait vif et fluide, tout communiquait, tout circulait.
Le mythe était une matrice fabuleuse. C’est en passant par lui que je suis entrée dans les livres, pendant des années je n’ai rien fait d’autre que l’écrire, c’était cela que je faisais, réécrire le mythe, raconter encore et encore cette histoire qui ne m’appartient pas et que tout le monde connaît, les manuscrits s’accumulaient qui sans cesse la tramaient, quand j’ai voulu en dire d’autres (la mienne incluse, que je souhaite oublier), toutes étaient prélevées sur lui. Le mythe était le noyau atomique, très actif, très instable, qui n’en finissait pas d’irradier, qui, traversant leur matière,pulvérisait les récits, les réduisait à leurs éléments premiers, terre eau feu et air agencés par une géométrie archaïque.
À la fin il ne restait rien, ni histoire, ni sujet, plus d’anecdote ni de secret, rien d’autre que des états de crise, des événements élémentaires, la part commune, muette et illicite, la trace d’un très ancien désastre.

Sept ans après « Personne », en ayant proposé entretemps le magnifique « Partages », ainsi que son propre hommage à Sylvia Plath, « Lazare mon amour », Gwenaëlle Aubry revisitait pour nous un mythe bien particulier, sous une forme personnelle et poétique, avec ce « Perséphone 2014 », publié en 2016 au Mercure de France.

Si Yoko Tawada (« Opium pour Ovide », 2000) et Nina McLaughlin (« Sirène, debout – Ovide rechanté », 2019, dont on vous parlera prochainement sur ce blog) ont démontré avec un éclat particulier comment certaines métamorphoses conservent leur parfaite actualité intemporelle, ce sont jusqu’ici pour nous Mélanie Fazi (« Trois pépins du fruit des morts », 2003) et Jeff Noon (« Pollen », 1995) qui avaient su le mieux saisir les facettes les plus intimes, les plus abruptes et néanmoins les plus profondément politiques du mythe de l’adolescente arrachée à sa mère pour aller épouser le souverain des Enfers.

Dans un entretien passionnant et émouvant, réalisé à l’époque avec la grande librairie bordelaise Mollat (à écouter et regarder ici), l’autrice se confiait sur l’importance qu’avait eue et qu’avait toujours pour elle ce mythe spécifique. Pour trouver le chemin personnel de réécriture, de palimpseste et de codage d’une histoire qu’elle avait commencé à travailler dès ses 18 ans et jusqu’à ses 23 ans, d’une histoire qui a irrigué quasiment l’ensemble de ses romans jusqu’à celui-ci, sous une forme ou une autre, d’une histoire où partir, quitter et fuir sont les maîtres-mots initiaux, elle a su mobiliser un impressionnant tissu filigrané d’adolescences simultanément joueuses et volées, dans lesquelles rôderont longtemps un ça et un surmoi freudiens, rendus humains et volatils. Pour un mythe qui « lie de la manière la plus serrée le désir, la jouissance et la mort », pour un mythe, certes, du rapt amoureux mais surtout de la « circulation entre terre et enfer », des « saisons en enfer et des tentatives de retour », il fallait en effet une proposition aussi belle et aussi audacieuse.

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Je regarde une photo de Chris Killip : c’est, décentrée, une petite fille blonde, longues mèches en bataille, visage de lionceau, lèvres et paupières étrangement renflées. Elle porte un blouson en lycra dont la fermeture éclair est remontée sous son cou, une jupe sombre aux genoux, des chaussettes blanches, des vieilles sandales, trop légères. Autour d’elle, a waste land, à la fois dune et décharge, couvercles de canettes, amas de cendres blanches, télé éventrée, débris de bois mêlés à l’herbe sèche, balancelle rouillée. À l’arrière-plan, découpé par une corde tendue entre deux piquets et comme échoué, un tas de charbon, plus loin la mer, grise, étale, dont l’écume a la blancheur des cendres. La petite incline la tête, grave, concentrée, presque apeurée. Son bras gauche est dressé, paume tendue comme pour refuser, repousser, le droit, ouvert à l’horizontale, dessine très exactement ce qu’en danse classique on nomme la deuxième position. Autour d’elle, appuyé pour moitié sur ses cuisses, pour moitié sur le sol, un cerceau. Elle a un pied dehors, l’autre dedans. Peut-être (sans doute) l’a-t-elle fait tourner autour de ses hanches, pour rien, pour jouer, pour la mer vide et les choses hors d’usage. Mais ses jambes sont arquées, tout son corps tendu, son visage si grave : on dirait qu’elle se bat avec le cercle de bois, comme si elle cherchait à y entrer tout entière ou à en sortir, on ne sait pas.
Cette petite fille au cerceau, tu as beau dire, c’est encore toi.
Tu es encore cette enfant seule sur la terre vaine, flancs de l’Etna ceinturés par ta mère ou Irlande minière,
et qui, grave, absente, gracieuse, joue,
joue pour le ciel vide et la mer sans vagues, invente un jeu que nul n’a codé, un rite sans formule,
se tient à la lisière, au point exact où le cycle peut être brisé ou perpétué, hésite encore
(un pied dehors, un pied dedans, un geste qui refuse, l’autre qui accepte),
et puis, soudain, danse à l’envers.

Même si, dans « Personne » ou dans « Partages », l’écriture de Gwenaëlle Aubry s’était montrée diablement minutieuse et évocatrice, on ne s’attendait pas nécessairement ici, de prime abord, à un tel jaillissement de poésie en action. C’est que, comme l’autrice l’expliquait avec retenue et émotion dans l’entretien cité ci-dessus, il s’agissait bien d’écrire pour la voix (et l’on pensera inévitablement à un autre détournement mythique et poétique, celui de Maria Efstathiadi et de son « Hôtel Rouge »), de trouver une « langue-matière » capable de décaper le mythe, de retrouver autant que possible « la chair derrière le savoir et l’érudition ». En jouant avec une folle justesse de l’alternance entre prose et poésie, et des ruptures malignes du rythme qu’elle crée, l’autrice illustre dans l’intrication même des mots et des phrases à quel point ce mythe-là, proprement travaillé, peut « tout absorber et tout déformer ».

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Souriante et figée elle l’écoute et tombe plus loin encore, plus loin au fond du monde : tête la première dans son enfer privé. La voici chair identique perdue dans la mêlée des corps les accouplements indistincts l’anonymat des charniers. Une voix chuchote à son oreille, qui n’est plus celle de Korè, qu’elle ne reconnaît pas : de quoi te plains-tu, siffle la voix, pourquoi pleures-tu sous ton loup noir ta peau de chienne? N’as-tu pas ce que depuis toujours tu cherchais? Toi qui voulais le suivre et te laisser ravir. Toi qui voulais t’oublier perdre visage et voix et ne plus pouvoir dire jusque-là c’est moi. Essuie ces larmes, mouche la petite ! Ce que tu voulais, tu l’as : te voici devenue l’instrument anonyme de sa jouissance et de la tienne. Et dans celle-ci, que vous arrachez à des corps interchangeables, comme dans la mort, vous êtes seuls, lui et toi, l’avez toujours été, même en ce temps glorieux où vous étiez deux. Pourquoi hésites-tu encore à tuer la petite qui pleure et se rebelle ? Prends détruis dévore fais-toi l’impassible complice de son assassinat les sentes ne manquent pas où l’enterrer ni les sous-bois.

De la phrase de William Butler Yeats si décisivement placée en exergue de ce roman décidément inclassable (« J’ai souvent eu l’idée qu’il existe pour chaque homme un mythe qui, si nous le connaissions, nous permettrait de comprendre tout ce qu’il a fait et pensé. »), Gwenaëlle Aubry nous offre une éclatante démonstration poétique.

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