Gaza, 2050. Comment enterrer les passés pour asseoir une paix si fragile ? Une novella intelligente et sensible.
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À paraître en mars 2015 aux éditions Scylla en cours de création, émanation de la librairie du même nom, éditions qui sont en passe de peut-être réussir leur beau pari de création participative (et que vous pouvez aider – cela en vaut vraiment la peine – ici), cette novella de Sébastien Juillard (ce sera son cinquième texte publié « officiellement », si je ne me trompe, après quatre nouvelles) propose peut-être, en prenant bien soin de ne pas avoir trop l’air d’y toucher, l’un des textes les plus intelligents et sensibles que j’aie pu lire ces dernières années autour du conflit israélo-palestinien.
Gaza, 2050. Après des années de conflit plus ouvert que larvé, une paix aussi authentique que possible a été signée entre Israël et l’État palestinien. Keren, une lieutenant israélienne intégrée à la force onusienne de maintien de la paix, donne des cours de langues à des femmes gazaouies. Marwan, ancien guerrier reconverti en homme d’affaires à succès et en politicien modéré, tente de faire fonctionner le levier du mécénat. Jawad, ingénieur spécialisé en interface homme-machine, tente à la fois d’oublier la guerre qui lui a arraché sa fille et de s’accrocher désespérément à ses souvenirs et à ses restes d’espoir. Bassem, djihadiste non repenti, ne peut se résoudre à oublier les luttes et les souffrances, et continue un combat désormais presque solitaire.
Avec ces quatre personnages, et quelques autres adroitement placés en toile de fond, Sébastien Juillard nous donne à lire en soixante pages une étonnante leçon d’empathie romanesque, de sensibilité sociale, politique et religieuse qui détone dans un paysage culturel souvent prompt à la caricature (sans jeu de mots) lorsque surgit à l’horizon littéraire le conflit israélo-palestinien. Au cœur d’un mélange toujours explosif des années « après », mélange qu’il faut patiemment désamorcer au quotidien, les rancœurs, les hypocrisies, les fanatismes ne disparaissent pas comme par magie. Usant avec discrétion et savoir-faire des mécanismes de la science-fiction (bien au-delà des éléments technologiques présents dans le décor), l’auteur spécule, et il spécule juste, nous offrant ainsi un songe lucide et dur, mais forçant au passage la pensée et une forme ténue d’espoir, comme un écho futur ou une apostille du souffle qui irrigue le formidable « Quatuor de Jérusalem » d’Edward Whittemore., en même temps qu’une subtile réminiscence du travail d’Emmanuel Ruben sur la notion de frontière.
En classe les mots peinaient, titubaient sur les lèvres. La plupart des élèves de Keren osaient à peine lui adresser la parole, même quand un point de grammaire ou le sens d’une phrase les jetaient dans la confusion. Keren apprenait donc la patience.
Chaque jour depuis trois semaines, elle endurait sans mot dire le poids de sa différence. Elle lui creusait le ventre d’angoisse, le matin, tandis qu’elle roulait depuis le sud de la Bande jusqu’aux faubourgs de Gaza City. Il était encore trop tôt, se répétait-elle, pour espérer établir avec ces femmes une relation qui soit autre chose que de la défiance. Parce qu’elle avait l’odeur de Tsahal, une armée qui avait ravagé leurs foyers, plus sûrement et avec plus de férocité que le Hamas et ses brigades. Les veuves voyaient en Keren une main tendue par intérêt. Tsahal s’efforçait de décharger toute la nation d’une part de sa culpabilité d’oppresseur. Mais avec son béret bleu et son Rover blanc United Nations, Keren restait un soldat-professeur qui arrivait à l’école avec une arme à la ceinture.
(…)
De l’autre côté du mur, on remerciait Rahmani, le bailleur de fonds de l’école. Quelques médias locaux suivaient l’affaire et Eoin tournait autour avec sa caméra, passait sur les visages, suivait les gamines joyeuses qui couraient et venaient picorer au buffet avec des rires de clochettes. Keren ne perdait pas un mot des discours, observait Marwan avec attention, comment il souriait et serrait les mains, comment il servait ses anecdotes d’enfant gazaoui pour mieux rappeler aux élèves que lui aussi avait connu son lot de misères. Keren reconnaissait à Rahmani cette qualité de parole qui lie les coeurs. Il n’y avait rien de rigide dans sa posture et ses élans donnaient l’impression d’être dénués de tout calcul. Un bon sourire enluminait son visage lorsqu’il se penchait pour embrasser sur le front les enfants de ses protégées. Keren ne doutait pas qu’il fût sincère.
Marwan Rahmani, né fils pauvre de Gaza, dirigeait aujourd’hui plusieurs sociétés de biomécanique implantées en Syrie, au Qatar et une à Gaza City. La petite entreprise de Jawad faisait partie de ses sous-traitants, un nom parmi d’autres, perdu au bas de la pyramide. S’il ne fournissait pas les prothèses qui sauvaient la vie de ces femmes, Rahmani n’en partageait pas moins les technologies qui permettaient à Jawad de remettre en état les membres rachetés aux fourgueurs du Néguev. De fait, Rahmani faisait vivre toute une chaîne économique qui offrait un emploi stable à une poignée de ses concitoyens. Et l’école n’était qu’un exemple parmi d’autres de ses élans caritatifs.
Tant de qualités admirables qui justifiaient un rapport épais du Mossad, rapport que Keren avait relu une demi-douzaine de fois depuis que les corbeaux des renseignements le lui avaient fait parvenir quelques jours après son arrivée dans la Bande.
— Je crois qu’on peut trouver à peu près tout ce qu’on veut dans le discours de cet homme, dit Eoin dont la voix lui parvenait claire. Mais il sait y faire. Même le colonel Avnery finira par lui manger dans la main à ce train-là. Tu crois qu’il va l’inviter à la bar mitzvah de son petit dernier ?
Keren réussit à rire. Le désespoir joyeux d’Eoin était contagieux. On pouvait affronter une époque entière avec un homme comme lui, sans se perdre, sans se pétrifier. Keren sourit à quelques souvenirs avant que la voix de Marwan Rahmani la ramène au présent. Il chantait avec les élèves, tapant dans les mains, devant un parterre d’officiels qui s’essayaient sans grande conviction à battre la mesure.
— Il sait y faire, oui, confirma Keren en regardant l’écran.
— Il va vouloir te parler, dit Eoin. Tu es la seule enseignante juive ici. C’est du pain bénit.
— J’arrive.
Elle retira son plastron de combat en nanofibres et laissa son fusil d’assaut à un sergent, ne conservant, comme l’obligeait à le faire le règlement imposé à l’école par Tsahal, que son pistolet automatique, dont la seule présence à sa hanche discréditait les « beaux efforts » de Jérusalem en matière de diplomatie. Le détail relevait de la faute de goût, mais comment expliquer à un aréopage de généraux passés par tous les engagements militaires du Golan et du Sinaï depuis 2030 les élégances morales indispensables à la paix ?
(…)
Keren choisit une présélection musicale que lui proposait le véhicule et se laissa aller dans le siège.
— Ce sont les types comme mon père qui épuisent les types comme le vôtre, soupira-t-elle.
Jawad secoua la tête.
— Moi je crois que c’est ce pays et ses illusions qui nous épuisent tous, en fin de compte. Peut-être que pour grandir, il faudrait que nous décidions d’oublier la frontière.
— Alors il faudra d’autres hommes. Mon père a voué toute sa carrière à la frontière, à toutes les frontières. Il est le fils d’une génération qui a imposé le marquage génétique pour que les Juifs soient plus juifs, pour que les Arabes d’Israël restent cantonnés aux franges sales de notre société. Diviser le monde en catégories, tracer des grilles, aimer mieux la carte que le territoire, Jawad, voilà comment pensent les types de son espèce. Ceux qui nous dirigent, les vrais cons du Likoud.
Les éditions Scylla nous offrent en prime une nouvelle gratuite de Sébastien Juillard, poignante et poétique, « La cigarette », ici, où l’on retrouve le lieutenant Keren, quelques années avant « Il faudrait pour grandir oublier la frontière ». Ce qu’en dit le blog Le Fataliste est ici, ce qu’en dit le Journal Extime de Cyrille est là, ce qu’en dit Nevertwhere est là-bas.
Un texte extrêmement réussi, une lecture quasiment indispensable, qui, uniquement pour cela, devrait vous inciter à soutenir financièrement, à votre échelle, la naissance des éditions Scylla, ici.
Très en retard (mes quelques étagères neuronales croulent sous des projets de lecture) comme toujours, c’est totalement crispés que mes doigts subjectivement riffaudés ont pu refermer en me laissant estomaqué la quatrième de couverture de cette novella acquise en crowdfounding – et donc dédicacée avec la signature de l’auteur – et vraiment, c’est peu dire que la page 61 vient avec panache (empreinte du coeur dans l’une des paumes, au droit de l’autre main le livre au sol : à pulser fort et clair, longtemps la novella intitulée Il faudrait pour grandir oublier la frontière a heurté une réflexion vagabondant dans ses grilles de lecture), et je confirme que c’est une écriture très sensible, jusqu’à ce point conclusif – lambeaux de juvénile chair brûlée ravie aux divers brimborions de synapses calcinées mêlés au Coran – qui étonnamment ouvre à l’extériorité d’un livre petit par le format, grand (ainsi qu’Allah l’est) par le contenu.