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Notes de lecture 2023, Nouveautés

Note de lecture : « La fille du chien » (Perrine Le Querrec)

Loin de tout ou presque, une femme et son chien. La magnifique transcription poétique d’une expérience autobiographique, aussi discrète que fondamentale.

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La fille du chien

« Pourquoi pars-tu ? »
avaient-ils demandé et elle
un sourire est-il une réponse
elle ignorait les recoins du monde
venue vivre ici elle ignorait jusqu’au goût
de la terre et les immensités
des saisons

sur la couverture noire du livre
petits mouvement circulaires
elle essuie les traces
les taches de gras s’élargissent
puis s’effacent
le noir de la couverture brille en-
dessous des mots de poétesses

si l’on veut entendre femmes
écrire poétesses
poète est neutre cependant
qu’un poète n’est jamais neutre pense-t-elle

le livre repose dans la cuisine il
ne traîne pas il y habite demeure
sur la table près de l’assiette unique

elle décolle son bassin
appuyée sur le plan de travail devant
elle du vide du temps
elle gratte sa gorge sa voix s’ébrèche

que de jours ont passé depuis hier déjà
le monde a changé le monde bascule
elle entend très distinctement la chute
interminable
de chaque feuille

délicatement très délicatement elle broute
sur son bras la ligne verte
des fougères les crosses fondent
sous sa langue jusque sous ses aisselles
c’est tendre

elle avait dépassé le caprice
son départ véritable elle le ressentait
dans la condescendance des nantis
tout urbain se sent nanti

« Avait-elle été ainsi ? »
interrogeait sa bouche contre
l’oreille du chien
l’un et l’autre resserrés
dans le silence

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Publié en janvier 2023, presque en même temps – hasard des calendriers éditoriaux – que les puissants « Warglyphes » et « Les mains d’Hannah », « La fille du chien », aux éditions des Lisières, apparaît d’emblée comme une œuvre pour l’instant atypique au sein du travail passionnant conduit par Perrine Le Querrec depuis ses premiers « Coups de ciseaux » en 2007.

Ce recueil-ci, elle l’a construit à distance aussi bien de ses investigations poétiques au cœur des chairs et des esprits malmenés par une société toujours prompte à ignorer et réduire ce qui la gêne (par exemple dans « Le prénom a été modifié » en 2014, dans « Rouge pute » en 2018, ou dans « Jeanne L’Étang », a.k.a. « Les trois maisons », en 2013 puis en 2021) que de son intense re-travail de vies artistiques à complications (par exemple dans « Ruines » en 2017 à propos d’Unica Zürn, dans « Bacon le cannibale » en 2018 à propos de Francis Bacon, ou dans le tout récent « Les mains d’Hannah », donc, à propos de Hannah Höch) et de ses parcours endiablés parmi ce qui nous consume en tant que civilisations (ce dont les emblèmes seraient notamment son « Feux » de 2021 et son « Warglyphes » de 2023, précisément).

À la chronique des chiens écrasés
décès de madame R.
herbe tendre
violet perfume really
the air smells like teen violet

le chien
décoiffé
la fille
chiens sur le front
les deux
errants
dans un jeu de quilles

elle se gardait bien et depuis
longtemps de donner des réponses
plutôt ouvrir un livre et chercher
la poésie

sans savoir que la nature allait dévorer
son esprit lambeau après lambeau
les animaux déchiquettent sans poser
d’autres questions que celles
de la survie

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Travail à distance de l’œuvre préalable, donc, mais surtout travail où la distance physique et la distance métaphorique viennent se mêler presque inextricablement puisque ce poème quasiment autobiographique renvoie dans ses creux et dans ses lisières à l’expérience personnelle du confinement, de la mise au vert et du départ.

Il y a certainement eu beaucoup – peut-être trop – de contributions littéraires autour du confinement de 2020 face à la pandémie, mais bien peu atteignent l’acuité intime et pourtant si farouchement pudique de celle de Perrine Le Querrec, qui joue avec un immense talent de l’éloignement même de son objet pour mieux le ramener à une essence – une jeune femme et son chien, soutien et truchement de la possibilité même d’un départ plus radical qu’il ne le semble tout d’abord – où l’intime et le politique, dans cette fusion poétique, se confondent sans confusion.

s’habiller encore ?
tandis que le temps s’avale de travers
vêtements de nuit et vêtements de jour perdent
leurs mailles leur tenue leur usage
encore une caresse sur le dos
admirable de l’animal

Par touches subtiles mais toujours méticuleusement agencées, l’autrice poétesse construit une narration à géométrie variable, orchestre une ligne ramifiée de fuite possible (qui ne sera jamais capitulation) face à un réel devenu mur d’autant plus solide et vindicatif qu’il semblait revendiquer une forme rare de brume et d’évanescence, parmi les injonctions si volontiers contradictoires des autorités, des proches, du bon sens et de la dignité. Entre préoccupations prosaïques indispensables qu’un mince et précieux voile de mystère vient toutefois recouvrir et discrets épisodes de chamanisme qui n’ont alors plus rien de paradoxal, quelque chose de puissant émerge d’un souterrain ressenti. Entre nature et culture, entre urbain enfui et ensauvagé heurté, entre difficultés de décryptage de signes mal connus et familiarités désormais potentiellement trompeuses, on entend des échos, ténus mais essentiels, du côté de la yourte de Fred Griot (« Cabane d’hiver », 2017), du côté des lisières d’Anna Milani (« Géographies de steppes et de lisières », 2022), voire du côté des étranges échappées de Claude Favre (« Ceux qui vont par les étranges terres les étranges aventures quérant », 2022) ou de Lou Darsan (« L’arrachée belle », 2020). Mais cette expérience bien particulière d’une immersion en des confins si personnels est magnifiée, davantage que tout, par la langue de plus en plus unique et tranchante, sous le feutre, que manie ici Perrine Le Querrec.

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comme toujours buter
sur le visage opaque de la ville
comme toujours en dedans
on écoute les contours
jamais l’intérieur
les injonctions pullulent
désobéir
à ses rêves
l’endroit où il n’est plus possible
de se ressembler

dans l’ombre des tombeaux
tenant au poignet la laisse du colosse
à ce moment tout est possible

la faim la soif redécouvertes
le danger redécouvert
oreilles yeux pointés avec une acuité accrue

sous le trait épais des sourcils
des trous
de mémoire qu’elle s’autorise
ici les deuils se délient
chutent dans les crevasses

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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