Un exceptionnel poème biographique et politique consacré à l’artiste dada Hannah Höch. Bouleversant d’intelligence et de sensibilité.
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Milieu familial strict, mon vœu le plus ardent : devenir peintre.
Père me retira de l’école à 15 ans pour que je m’occupe de ma plus jeune soeur. De son troisième jour jusqu’à sa sixième année mes mains langent consolent etc.
Retard dans ma vie dans mes études et mes désirs, mon désespoir à la grande satisfaction de père il est ravi l’inspecteur de compagnie d’assurance car une fille
une fille
fillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefillefille
une fille doit se marier et non étudier l’art.
La bourgeoisie de l’époque puis les nazis de l’autre époque, une fille
*une femme*
*une femme*
doit être bonne épouse et bonne ménagère.
Mettez des astérisques * donnez la définition d’une femme dans la langue des hommes la langue patriarcale la langue des origines la langue DADA la langue nazie la langue des artistes : une femme*
« Il n’était pas facile pour une femme de s’imposer en tant qu’artiste moderne en Allemagne »
*sauf pour Arp et Schwitters, rares exemples d’artistes capables de réellement considérer une femme comme une collègue.
On avait déjà pu apprécier la manière dont la poésie de Perrine Le Querrec sait s’emparer d’un artiste, qu’il s’agisse de l’un des plus prolixes peintres du XXème siècle, Francis Bacon (« Bacon le cannibale », 2018), sur lequel les documents abondent, d’une figure consumée par la dépression et la schizophrénie, en la personne d’Unica Zürn habitant l’ombre d’Hans Bellmer (« Ruines », 2017), ou même de pratiquants réels (« Le plancher », 2013) ou imaginaires (« La ritournelle », 2017) d’un art brut s’il en est. Après s’être plongée au plus profond de la vie discrète et si méconnue, en réalité, de l’artiste allemande Hannah Höch (1889-1978), elle nous offre, avec ce « Les mains d’Hannah » publié en février 2023 aux éditions Tinbad, une nouvelle démonstration de sa capacité à percer et agencer les contenus intimes et politiques des faits artistiques signifiants pourtant les plus délicats.
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Je refuse la figuration le second rôle les utilités
Cette langue je l’ai choisie
Cette vie
je traduis
je me multiplie
j’improvise
je précise
je provoque
je me dépayse
j’import-export
j’épannelle
je libération de la femme
je brode
je tisse
depuis le début mon langage s’invente dans la bouche de mes mains
Dans la discrétion complexe de la vie d’Hannah Höch, une figure de véritable compagnon de route, fût-ce à distance lorsque le nazisme vient abattre sa terrible botte cloutée sur l’art dégénéré, s’impose – et Perrine Le Querrec en dessine aussi, rusée, un beau et fugace portrait en creux : celle de Kurt Schwitters. Ce qui nous entraîne naturellement du côté de la formidable saga poétique de Patrick Beurard-Valdoye, celle du cycle des Exils, et tout particulièrement de son cinquième volume, le tourbillonnant et puissant « Narré des îles Schwitters », qui, entre invasion nazie du refuge norvégien et internement paradoxal des apatrides sur l’île de Man (on trouverait le même écho, davantage à l’état de traces cette fois, mais toujours sans hasard, dans son « Gadjo-Migrandt »), dessinerait à son tour un réseau de résonances entre poètes érudits – ou plutôt poètes capables de transformer l’érudition en beauté quasiment pure (on pourrait y transfuser un autre auteur publié plusieurs fois chez Tinbad, lui aussi : le magnifique Lambert Schlechter de « Une mite sous la semelle du Titien » ou de « Je n’irai plus jamais à Feodossia ») – et transmuter ainsi au quotidien le sens de l’Histoire comme celui de nos combats.
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Depuis mes débuts les peintures à l’huile, puis les débuts de conceptrice de broderies et dentelles, couture collage découpe ciseaux dos courbé les deux mains le souffle, précision minutie travaux de filles [contamination]. Depuis les atrocités de la première guerre et la rencontre avec raoul H. Depuis les séparations d’avec Hausmann, mon style mes enthousiasmes mes amitiés. Ache Ache m’appelle Arp. Theo von Doesburg « Chère Hannelette Höch… » et sa femme Nelly, El Lissitzky, Piet Mondrian, László Moholy-Nagy, le réseau d’amitiés entre artistes à travers l’Europe entière.
Et Schwitters. Kurt Schwitters. Mon meilleur ami. Kurt Schwitters l’œuvre Merz en personne la plus accomplie. Fraternité et sororité avec Kurt et Elma.
Il lui semblait plus facile de travailler si je travaillais avec lui.
Nous partions dessiner dans la campagne, jouions nos gammes de dextérité.
Amitié et camaraderie spirituelles, nous ne nous séparions jamais parce qu’il n’y avait pas une seule minute inintéressante avec lui.
Nos promenades les yeux baissés, tout en marchant il cherchait sur le sol des objets-matériaux pour ses futurs tableaux-collages : tickets de tramway morceaux de carton coupures de tissus boîtes écrasées, immédiatement classés dans son esprit. Par catégories. Par sensation. Par couleurs selon les degrés d’usure, poussière, saleté. Choisir et ordonner les parties, nous sommes siamois, le territoire de notre vie est le même que celui de notre création. Notre investissement fut total et physique dès la sortie de la dévastation de la première guerre. Si vite se mirent en place des idéologies totalitaires. L’art est le seul recours le seul secours la seule conquête jusqu’à sa mort en 1948 et jusqu’à ma propre mort. Déranger l’espace et les mentalités, risquer gros « bolchevik culture », les livres de Kurt brûlés lors de l’autodafé de 1934 les flammes. Exil en Norvège puis interné à Edimbourg il retrouve des intellectuels allemands et récite ses poèmes, des flammes. Son merzbau abandonné dans l’exil, des couches d’exil des superpositions des accumulations, l’homme au chapeau dur donnant « l’impression d’un léger dérangement mental », l’enfant Kurt marqué par l’inhibition le doute de soi et l’épilepsie, la grande amitié de ma vie, sa brillante naïveté sa confiance tout son être la bête noire des orgueilleux animateurs dada. Kurt ne connait pas l’orgueil et dada le club fermé aux femmes et aux fous.
« Je suis peintre je cloue mes tableaux. » Les mots qui sortent de sa bouche, des flammes. Merz est son feu. Merz est la forme. Nous partageons la foi ardente dans la mission de l’art sur le terrain de l’éthique humaine, merz est sa forme et merzbau une végétation qui ne cesserait de croître. Mon jardin. Il restaure l’équilibre, le mien, m’offre le H qui ouvre et ferme mon identité cette échelle double par où s’échapper. Je construis deux alvéoles dans le Merzbau où il protège ses amitiés sédimentées à main d’homme, Merzbau la crypte bâtie de matériaux soumis à la perte et à l’égarement. Mémoire préservée dans son journal intime en relief, des grottes sont dédiées à Moholy-Nagy à Naum Gabo à Théo van Doesburg à H.H. Merzbau grotte et tour. La ressource et la trace. Chroniques d’un monde menacé. Creuser déterrer sans fin, des matériaux s’ajoutent, des archives des reliefs, il peut s’y enfermer et se retirer du monde. Nous aussi.
Et lorsque les flammes détruisirent ses livres. La vie.
Fuir.
L’exil.
Le Merzbau abandonné.
En 1943 alors à Londres apprendre que la maison d’Allemagne où l’attendait Merzbau a été entièrement détruite. Attaques au corps Kurt son coeur foudroyé, et définitivement arrêté en 1948 je n’ai jamais revu mon ami mais porte pour toujours son nom Hannah Höch.
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Hannah Höch conduit au long cours un double combat : celui, paradoxal en apparence, du féminisme à l’intérieur d’un mouvement dada minorant sans le dire – mais bien systématiquement, à l’exception notable et notée, justement, de Kurt Schwitters et de Jean Arp – la place des femmes, et donc absolument non spécifique de ce point de vue, et celui, joué dans l’anonyme cachette en pleine vue d’un pavillon de la banlieue berlinoise, devenu secret sanctuaire et reliquaire, pendant les années de terreur et de guerre, de tous ce que les nazis cherchent précisément à détruire. Perrine Le Querrec déploie son art rare, presque unique, pour nous permettre de partager l’ardeur furtive de cette bataille jumelée.
La beauté d’Hannah
H anna H
La beauté du palindrome
Deux portes deux échelles deux élévations deux constructions deux histoires
Changer de prénom ajouter des lettres commencer par plus se planter des deux H dans la terre pousser
H anna H
Entre les H
H öc H
Peut-être davantage encore que dans ses œuvres conçues en trace plus directe (comme « Le prénom a été modifié », « Les trois maisons » ou « L’apparition », par exemple), Perrine Le Querrec nous offre ici un somptueux travail sur les ruptures de rythme (le Gherasim Luca de « Héros-Limite » n’est parfois pas bien loin, comme dans ces sublimes « Je libération de la femme » ou « J’hannahcoluthe »), résolvant pour nous l’équation à plusieurs inconnues d’un langage-collage. Face aux affirmations patriarcales comme plus encore, dans un autre registre, face au vacarme simplifié du nazisme (l’œil cligne alors en direction de Victor Klemperer et de sa « L.T.I. », bien sûr, mais aussi du « Tambour » de Günter Grass, voire, lorsque la langue se technicise pour dessécher, vers Sandra Lucbert et son « Personne ne sort les fusils »), il s’agit bien de détourner John L. Austin et d’écrire ce magnifique : « Quand faire c’est vraiment dire ».
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Tentative de désarticulation comme d’un mot, fragmentation comme d’une arme et si nous plissons les yeux sans plus chercher à lire regardons le collage comme morcellement réel des guerres sur la feuille, papiers découpés comme entrailles de bêtes tuées comme cadavres décomposés ces corps ont marché sur une mine ils ont été gazés mutilés exterminés. Regarder le monde troué de guerres ici il y avait une école ici il y avait un village ici il y avait un amour ici il y avait un troupeau ici il y avait un vallon ici il y avait une fête ici il n’y a plus qu’un trou un trou un trou langue-trou un charnier un trou un vide des ruines qui délimitent le charnier des pierres qui signalent les cadavres des enfants des photographies qui témoignent des yeux brûlés le langage s'(éboule. Alors opérer le langage, la syntaxe de l’image.
Car ce « faire » précisément, celui qui s’exprime dans ce « Écrire sur toi c’est suivre la danse de tes ciseaux », est bien celui qui sous-tend le travail de Hannah Höch et la lecture qu’en propose Perrine Le Querrec (qui retrouve d’ailleurs aussi lorsque nécessaire ses accents de « De la guerre » ou de « Warglyphes »). Comme l’affirmait, seul ou presque de son genre, Kurt Schwitters, ces arts du découpage, du collage, de la broderie ou de la fabrication d’objets ne sont ni « mineurs » ni « décoratifs » (contrairement à ce qu’implique encore et toujours un vocabulaire muséographique décidément bien ancré). Et c’est ainsi que se trouvent bien au centre de cette scène les MAINS, les mains d’Hannah pour lesquelles, détournant une formule dada en slogan soudaïevo–volodinien, les émancipant pour nous des fatras qui les encombrent, le sous-titre de ce formidable poème en forme d’enquête biographique et politique réclame : « liberté illimitée pour Hannah Höch ».
Hannah découpe sans manière. Matière-pensée-action, ses mains montrent à nos yeux, ses mains montent l’œuvre manuelle – langage sensoriel – découvrir la force d’expression du matériau en le libérant [coupure] de sa structure d’origine.
Révéler le caché.
Traverser la coupure.
Valeurs mises sens-dessus-dessous, l’accent déplacé, la vision renversée.
Une institution a disparu pour réapparaître refondée sur de nouvelles bases. Relier le contemporain et l’historique. Le collage un ensemble de dédales jusqu’à l’enfouissement du sens. Tout se joue entre le regard et les mains. Les vues de l’esprit l’exercice de la pensée [des mains] – évidence silencieuse – lignes de partage entre le vrai et le faux, le pensable et le non-sens, les dominants et les dominés. Intensification des forces déformantes en provoquant l’éclatement des ⨍normes. Langage des signes, les triangles isocèles des lames de ciseaux découpent de profondes entailles. Géométrie du geste pour une géométrie de la charpente. Structure d’une pensée non-linéaire.
Parler entre les lignes.
Parler entre les interdits du IIIe Reich.
Braver.
La photographie ci-dessous est due au talent de Louise Ponton.
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Intéressant