Une paradoxale lecture, poétique et cruelle, des images de la guerre imprégnant nos imaginaires, telles que les ont construites culture savante et culture populaire à travers le film et la photographie. Un travail saisissant, brutal et beau.
x
Cette guerre comment l’écrire ?
Combien de temps va-t-elle sillonner ma chair retourner mes sens creuser mes peurs avant de s’emparer de la feuille ?
Où sera ma voix ?
Aucune guerre n’est différente alors qui va parler je vais parler pour qui ?
Femmes, armes, chair, terre, enfants, animaux, tous ceux qui ont vu vécu survécu. Cadavres désastres stratégies folies les ensevelis les atrophiés les traumatisés les reniés.
Aucune guerre n’est différente mais les femmes plus dures les enfants plus vieux la terre d’une autre couleur.
Aucune guerre n’est différente mais les hommes en foule la violence organisée l’histoire rayée.
Si je parle d’une je ne parle de rien, si je parle de toutes j’en oublie si je parle de toi je tais les millions si les milliards me hantent je te perds.
Alors devenir toi les milliards la terre la tranchée les armes le sang les tripes la crevasse l’obus le ciel l’abri le camp le Maître l’orphelin le déserteur l’uniforme le barbelé la mine le napalm le masque le cheval la mer l’image le fracas la fureur la fatigue la haine la croyance l’éclair la charge la mort.
Jaillir du sol de la bouche des yeux du poing
Manger les pierres le vide le gras la chair le rat
Engraisser le sol la fosse la démence
Reposer sur l’obscur
Dormir plus jamais
Devenir l’homme légion
La femme entière
Redistribuer les possibles
plus de bras lire avec sa bouche
Inventer des membres
plus d’yeux lire avec ses doigts
En couper d’autres
un cheval galope sur trois pattes
chacune reçoit sa part de mort
En 2013, Perrine Le Querrec publiait aux confidentielles, artisanales et magnifiques éditions Derrière la salle de bains un texte de 107 vers libres, « De la guerre », qui parvenait à saisir dans son extrême concision certaines des essences filmiques du conflit armé, dans beaucoup de ses dimensions éventuellement contradictoires. Dix ans plus tard, nous apprenions, lors d’une rencontre avec l’autrice à la librairie Charybde (car c’est aussi à cela que servent ces rencontres : offrir un accès aux conditions d’écriture et à leur mise en perspective), que dès cette époque un recueil complet existait, dont « De la guerre » constituait une extraction de moelle (ô combien substantielle et substantifique). Après un long cheminement souterrain, voici donc que paraît en janvier 2023, chez Bruno Doucey, ce « Warglyphes », incroyable synthèse d’une traduction en mots et en poésie paradoxale, hautement distillée, de centaines d’images arrachées aux films de guerre, aux bandes d’actualité, aux documentaires de propagande, aux reportages télévisuels ou cinématographiques, couvrant la plupart des grands conflits armés du vingtième siècle.
x
x
x
Tu as cinq ans une robe à fleurs trop petite
dans tes bras une arme lourde
Tu as cinq ans une robe à fleurs une arme lourde
Tu as cinq ans une robe une arme
Cinq ans l’arme froide pèse
Entre le métal et ta peau
Le billet du photographe
x
Très récemment, avec son « Tueurs », Jean-Michel Espitallier avait extrait de diverses images contemporaines d’actualités la réalité du sadisme ordinaire se dissimulant dans la guerre (et tout particulièrement dans la guerre dite « civile »). Plus anciennement, avec son « B-17 G » (2001), mais surtout avec son « Baiser de sorcière » (2010), Pierre Bergounioux avait tenté avec son brio coutumier d’inscrire la guerre dans une « Forteresse volante » américaine, ou (en puissance) dans un char JS-3 soviétique. Pour se comparer à l’ampleur saisissante et à l’ambition dévorante du « Warglyphes » de Perrine Le Querrec, il n’y aurait peut-être toutefois que la performance au long cours de « L’Encyclopédie des Guerres » de Jean-Yves Jouannais, condensée dans la monumentale extraction de « MOAB » (2018). Mais là où l’érudition incisive du maître en castellologie littorale s’exprime sous forme principalement encyclopédique, justement, le métier d’origine de Perrine Le Querrec (la recherche documentaire approfondie pour le cinéma et la télévision à visée historique, maniant ainsi avec familiarité et précision les archives écrites, sonores et visuelles), mais surtout sa détermination poétique toute personnelle, lui permettent un effet extraordinaire de condensation de l’Histoire et du Réel. Comme elle le montre également, par exemple, dans son « Feux » de 2021, à propos de l’usage de la combustion, physique ou métaphorique, par l’humanité – pour le meilleur et pour le pire -, elle sait inscrire des épopées inimaginables, d’une taille dantesque s’il en est, en fort peu de mots et de pages, in fine. L’organisation méticuleuse des rushes d’un montage cinématographique imaginaire devenant poésie paradoxale, qui s’inscrit au cœur de ces « Warglyphes », en constitue un témoignage particulièrement éclatant, brutal et beau.
x
x
L’oeil de la caméra
Usine
Travail quotidien
(beau) travail à la chaîne
une femme suit son balai
Défilé
PANORAMIQUE
militaire à cheval au trot
foule, pancartes à l’effigie
passage des chars
Récolte et sourires
incendie d’une ferme
animaux calcinés
haut-parleur
attroupement, discours, foule compacte
« Camarades citoyens, frères et sœurs, combattants de notre armée et de notre marine, c’est à vous que je m’adresse »
Sur un chemin
chariots abandonnés
TRAVELLING au milieu des réfugiés
routes et quais bondés
assis, attendre
Transférer
dans les plus brefs délais
évacuer
des millions d’habitants
Chantiers PLAN LARGE
hommes et femmes
pelles et pioches
campements de tentes
Fabrication des chars
métal en fusion
soudeurs
grues élévatrices
chaînes de montage
Saluer les blindés
départ dans la neige
Un très jeune garçon entre dans une caserne
un très jeune garçon travaille dans une usine
son père venant de décéder
les souvenirs tragiques
Impacts de bombes sur statues
Murs
Écoles
Torses
Prisonniers de guerre
la foule jette des pierres
crache aux visages
(70 individus environ)
Images en couleur
la même foule
recueillement devant le mémorial
Les blessés
jeune homme livide
brancard
chariot rempli de paille
amputé tenu par deux infirmières
bloc opératoire
jeune homme sans mains
dans son lit d’hôpital
un groupe d’enfants visite les blessés
ils dansent devant eux habillés
en petits infirmiers
un enfant tire sur la manche d’un des blessés
lui indique où se trouve la caméra
Passage d’une longue file de camions
scènes de liesse autour des chars vainqueurs
jeunes femmes fleurs enfants
drapeau
défilé militaire
monuments aux morts
cendres rapatriées
x
La photographie ci-dessous est due au talent de Louise Ponton.
x
Discussion
Pas encore de commentaire.