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Notes de lecture 2023

Note de lecture : « L’éducation occidentale » (Boris Le Roy)

Plongée saisissante et tour de force littéraire dans le Nigéria contemporain confronté au terrorisme de Boko Haram.

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ABUJA / W. MARKET
13 H 30
écrit Ona, prenant soin de ne révéler ni son identité ni l’objet de ce futur rapport confidentiel afin de sécuriser les notes qu’elle va consigner sur son carnet, avec précision, méticulosité, voire une insensibilité salvatrice, il s’agit de contrôler ses facultés mentales et motrices pendant la description fragmentaire du désastre, alors que la colonne de fumée s’élargit dans le ciel, et que les sirènes retentissent en continu, créant des effets de dissonances et de contrepoints, comme les dernières notes d’une fugue répétées en boucle, elles accompagnent le ballet incessant des secours qui transportent les victimes vers les ambulances orange rayé de noir, alignées les unes derrière les autres, prêtes à repartir une fois qu’elles seront chargées par ces infirmières, croix rouges dans le dos, et ces médecins en blouse verte, qui déposent les blessés, un par un, parfois deux par deux, sous la surveillance d’un policier, gilet pare-balles et mitraillette, devant lequel Ona s’arrête pour lui présenter son badge ONU avant de lui demander où se trouve le deputy superintendent of police, elle trouvera le DSP un peu plus loin, tenue réglementaire, chemisette bleue, béret noir et trois étoiles sur son galon, précise-t-il en indiquant le nuage de vapeur blanche, vers lequel Ona se dirige, passant devant un homme assis par terre, la chemise imbibée de sang, attendant les secours, il est comme égaré, somnambulique, se dit Ona, sans se retourner ni s’arrêter, ne pas se retourner ni s’arrêter, continuer sa progression, elle est à soixante mètres, peut-être cinquante, de l’épicentre quand elle repère l’homme en chemisette bleue, béret noir et trois étoiles sur son galon, le DSP donc, posé devant quelques journalistes braquant micros et caméras, il l’a vue, lui fait signe de la tête, continuant d’accorder son interview, il est question de l’explosion qui a secoué le marché ; d’une première estimation du nombre de morts et de blessés qui sera communiquée d’ici peu ; du Nigeria Fire Service qui éteint les derniers foyers et de la National Emergency Management Agency qui apporte les premiers soins, les blessés les plus graves étant conduits au National Hospital ; enfin de l’attentat qui n’a fait l’objet d’aucune revendication officielle à cette heure, mais le groupe État islamique en Afrique de l’Ouest, communément appelé Boko Haram, est fortement soupçonné, conclut-il avant de s’excuser, de tourner le dos aux journalistes qui vocifèrent tout à coup, frustrés, abandonnés et suppliants, mais le DSP ne les entend déjà plus, il salue celle qu’il attendait, la remerciant d’être venue, lui demandant de le suivre, marchant d’un pas rapide, tout comme le rythme de sa parole est rapide, à la limite du récitatif, entre ce devoir de professionnalisme, surjoué, et celui, plus sincère, de synthétisme : lui et ses hommes ont sécurisé le périmètre, repoussé en partie la foule, ne savent pas encore si la bombe a été posée ou si elle a été déclenchée par un kamikaze, une deuxième est peut-être sur les lieux, il y en a souvent une autre, voire deux, mais trois de ses agents spécialisés en explosifs se chargent d’inspecter la scène avant que les forces spéciales antiterroristes n’interviennent, ce qui n’est pas pour tout de suite, ajoute-t-il en soulevant le ruban en plastique jaune sur lequel est inscrit CRIME SCENE – DO NOT CROSS, laissant passer Ona, passant à son tour, reprenant sa marche, tous deux longeant la bande de sécurité qui retient la foule, envahissante, les hommes en boubou haoussa, babanrigas de toutes les couleurs, les uns en blanc et chapeau rouge, les autres en costume traditionnel, pantalon ample et tuique or, chaque pièce est taillée dans un même morceau de tissu, donnant à cette assemblée un aspect de graphie élémentaire qui vibre autant par la multiplicité des touches larges et juxtaposées les unes aux autres que par les mouvements des hommes qui piétinent, s’impatientent, s’avancent, cages thoraciques gonflées, bouches ouvertes, voix sortant des colonnes d’air en surrégime, ils veulent savoir ce qui s’est passé, révélé ce qu’ils ont vu ou entendu,

Publié en 2019 chez Actes Sud, le troisième roman de l’acteur et scénariste Boris Le Roy nous offre un torrent puissant et de la foudre saisissante. Plongés d’emblée dans le flot des notes fiévreuses inscrites à toute allure dans son journal de bord par Ona, policière française experte détachée via l’ONU auprès des autorités nigérianes, décrivant le tumulte à refroidir et analyser en permanence que constituent les premières minutes suivant un attentat terroriste de Boko Haram sur un marché populaire d’Abuja, la capitale de la fédération, la lectrice ou le lecteur ne reprendront jamais leur souffle. Et tant mieux.

Gorgé de flashbacks qui peuvent être aussi bien étonnamment intimes que brutalement géopolitiques, de pensées parasites qui se faufilent comme aux forceps dans la réalité urgente des décombres et des cadavres à sécuriser, le récit, nécessairement chaotique, se structure néanmoins avec maestria, sous l’impact décisif, chevillé au corps et à l’esprit, de la nécessité du professionnalisme et de la froideur analytique, contre toutes les données aléatoires, horribles, de l’immédiat lendemain (décompté en minutes ou dizaines de minutes) de l’attentat. Non pas un journal, mais le flux de pensée entourant et surplombant la rédaction d’un journal, la tentative en action même d’instiller de l’ordre au milieu du chaos – somptueuse métaphore dans la métaphore.

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mais Ona ne se fiera pas (uniquement) aux témoignages des survivants ou à ceux des badauds venus nombreux, se dit-elle, comme si elle avait besoin de se rassurer, faisant appel à ses connaissances techniques, sa routine, il en va de la valeur de la preuve, pense-t-elle, que le système judiciaire nigérian a adoptée depuis que le domaine de l’investigation a décidé que le témoignage – ou l’aveu – n’était pas une preuve mais un complément d’enquête, quiconque sait qu’un témoin peut mentir, mal interpréter ou ne pas se souvenir, alors que la valeur de l’identification scientifique, elle, est une valeur supérieure, nécessaire mais pas suffisante, après la multiplication des erreurs d’analyse et des détournements de preuve, elle est devenue un élément parmi d’autres, elle est probante, pas suprême, se dit Ona, qui sort de ses pensées quand elle frôle un policier s’opposant à la foule, montrant galons, pectoraux et pointant du doigt le ruban de sécurité : frontière infranchissable, prévient-il, avec une autorité naturelle, l’intensité de sa voix est au maximum de ses capacités pour contenir la masse qui gagne du terrain avec ce rythme traître d’une marée montante dont la vitesse n’est pas observable à l’œil nu mais mesurable à ce temps de rêverie entre deux retournements ; il faudra appeler du renfort, lâche-t-elle au DSP, comme si elle réfléchissait à voix haute, ou voulait l’avertir, car parmi les nouveaux arrivants se tiennent peut-être un ou plusieurs suspects ; ils n’arriveront malheureusement pas à évacuer tout le monde, répond-il en s’arrêtant devant un véhicule utilitaire qu’elle a déjà vu, la voix du DSP est basse, douce et posée, presque intime : il a toute confiance en elle pour le relevé des indices, il aimerait qu’elle coordonne les opérations, ses gars sont prévenus, ils l’écouteront, obéiront, dit-il en faisant signe à des jeunes policiers, portant treillis verts, tee-shirts noirs et casquettes, qui se mettent en mouvement et s’approchent,

Issu d’un séjour de quelques mois effectué par l’auteur au Nigéria, ce roman, au-delà du véritable tour de force littéraire que constitue sa technique d’écriture et l’immersion radicale qu’elle provoque, saisira la lectrice ou le lecteur par sa profonde intelligence déployée tous azimuts, sans étalage ni esbrouffe. Décryptant avec brio le Nigéria d’aujourd’hui en évitant avec un soin particulier tous les clichés paléo- et néo-colonialistes, Boris Le Roy, par la voix / pensée de l’expatriée Ona, nous confronte à une haine et à un rejet, ceux de l’alphabet latin (« Boko »), ceux de l’éducation occidentale en résumé extrême, comme fondation et comme prétexte d’une entreprise de terreur multivariée. Mobilisant aussi bien l’histoire du pays (certains épisodes, logiquement, nous renverront l’espace fugace d’une étincelle intellectuelle aux constructions poétiques et imaginaires, labyrinthiques comme il se doit ici, de Tade Thompson aussi bien que de Christopher Okigbo) que les strates ethniques, religieuses et socio-économiques qui le caractérisent de nos jours (inventant avec une cohérence magnifique les voix ad hoc, dans les fréquentations d’Ona, chaque fois que nécessaire), l’auteur nous plonge dans les réalités d’une guerre idéologique et d’une coopération mutante, d’une série de corruptions et d’une série d’émancipations, multipliant avec une ruse extrême les angles de vue (on songera certainement ainsi au brio déployé par Harry Parker dans « Anatomie d’un soldat », à propos de la guerre en Afghanistan, cette fois). En jouant à l’occasion entre des accents qui viendraient du Oliver Rohe de « Ma dernière création est un piège à taupes – Mikhaïl Kalachnikov, sa vie, son œuvre » et d’autres qui se seraient échappés de chez le James Manos Jr. de la série télévisée « Dexter », Boris Le Roy déploie à merveille le spectaculaire marchand inscrit au cœur du terrorisme, et son utilisation sans vergogne par ses ennemis même, dans tous ses impacts ramifiés et pas toujours soupçonnables.

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sept hommes
(trois équipes de deux, plus un),
note-t-elle, avant de demander au DSP où seront entreposés les scellés et les corps ; les prélèvements organiques et les morceaux de corps seront placés dans les coolers, répond-il, de simples boîtes dans lesquelles il y a des blocs de glace, les corps entiers, eux, seront emmenés dans les chambres froides de l’hôpital pour être identifiés, qu’elle n’hésite pas à les aider sur la partie enquête, les déductions ou les procès-verbaux, comme il n’y a pas de caméra de surveillance, il va falloir recueillir quantité d’informations dans le public, conclut-il en s’éloignant vers la foule, disparaissant, la laissant seule, avec ses hommes qui se retournent vers elle, ils attendent ses ordres, vraiment seule, se dit-elle, sur une scène qui dépasse de loin ses compétences professionnelles – sa spécialité, c’est la toxicologie – pour récolter, analyser et consigner l’ensemble des preuves matérielles d’un attentat à la bombe ; pourquoi est-elle venue ? s’interroge-t-elle, en renfort, se persuade-t-elle, à la demande du commissaire adjoint responsable de la branche Forensic Science Laboratory of Nigeria Police Force, qui avait déjà fait appel à elle, ou plus précisément à l’experte pour l’Office des Nations unies contre la drogue et le crime d’Abuja, elle avait formé une dizaine de ses agents sur un matériel récent, mais quand bien même cette collaboration s’était avérée positive, elle soupçonne aujourd’hui que la sollicitation du commissaire adjoint est plus politique que relative à ses compétences – maintenir de bonnes relations avec l’ONUDC, protéger les aides allouées et obtenir les prochaines -, elle se demande même si ce n’est pas une sorte de bizutage macabre consistant à tester ses connaissances techniques sur une scène d’attentat qui, pour la police locale, est une épreuve, certes, mais pas non plus un fait extraordinaire, en tout cas pas autant que pour une expatriée, bien qu’elle ait déjà assisté à bon nombre de tragédies urbaines, arpenté bon nombre de scènes de crime, elle n’a cependant pas accepté l’invitation par fierté ou par orgueil, mais par souci de transmission, pense-t-elle, en entrant dans le véhicule et en demandant aux hommes de constituer des équipes de deux – l’un fera équipe avec elle –

La photographie de Boris Le Roy, ci-dessous, est due au talent d’Astrid di Crollalanza.

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À propos de Hugues

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