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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Demi-ciel » (Joël Casséus)

Terrible et magnifique poésie matérielle de l’écrasement, créant du mythe brutal au pied du mur séparant de nous ceux qui endurent le pire ou presque pour notre confort et nos profits.

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Casséus

La terre regorgeait de minerais. Des hommes aux visages pareils aux bêtes délogèrent les indigènes avec fer et feu. Ces derniers s’installèrent dans les landes avec les semences de leurs arbres et de leurs histoires. Le temps passa, l’espoir de retrouver leur village s’effrita. Les histoires devinrent des mythes. Ceux qui rôdaient, aux visages poilus et armés de pistolets, étaient quelque part sur les plaines. Ils convoitaient le ventre fertile de leurs femmes et les minerais qu’ils extrayaient des fosses.

Le très bref prologue ci-dessus, presque en guise d’exergue, pose un décor cru, simple et brutal : sur une terre rugueuse que l’on jurerait africaine, des villageois travaillent sans relâche dans des fosses au pied d’un mur énorme, y extrayant quelque chose que d’autres hommes, venus de loin, convoitent avec force et sont prêts à payer, voler ou arracher lorsque nécessaire ou efficace. Pour extraire la moelle sauvage de cette puissante métaphore d’un néo-colonialisme contemporain particulièrement impavide, le Québécois  Joël Casséus a conçu dans ce « Demi-ciel », publié au Tripode en février 2022, une polyphonie subtile dans laquelle les positions particulières des villageoises et des villageois, esclaves équivalents, contremaîtres de facto, intégrés ou hors champ, volontaires ou traînant les pieds, se relaient et se mêlent dans l’inquiétante étrangeté d’une langue ad hoc créée pour l’occasion, jouant d’une simplicité très matérielle pour mieux faire saisir, par contraste, les excavations béantes issues des avidités déchaînées.

Il me regarde, ses yeux en disent beaucoup, il porte quelque chose d’énorme, de trop grand.
Je lui rappelle pas l’histoire du bâtisseur, je lui rappelle pas cette journée lorsqu’il reposait tout au fond des fosses, la tête écrasée. Je lui rappelle pas comme on l’avait trouvé si paisible comme ça, dans le ventre des fosses, puis comment il est devenu subitement si agité, qu’il a commencé à parler de ses jumeaux, de celui qui était mort, mais surtout de celui qui vivait encore et que c’était ça, c’était ça qui nous avait poussés à l’extirper des fosses. C’est à ça qu’il pense, lui aussi, à la façon que le bâtisseur était tout agité lorsqu’il a commencé à penser à son petit, comment on l’a aidé à sortir du ventre des fosses, comment on l’a amené jusqu’au camp, comment ça a pris un temps fou parce qu’il était tout agité, tout agité avec sa tête écrasée. Il aurait voulu rester paisible dans le ventre des fosses, ça, on le savait. On le savait tous. Mais il avait son petit. Alors on l’a sorti des fosses et on l’a amené à son petit.
Son petit l’a regardé, il a regardé sa tête tout écrasée et il se demandait, il se demandait qui c’était et ce à quoi il pouvait encore servir. Alors il a compris, il a compris même s’il l’avait toujours su, comme nous tous, qu’il aurait dû rester dans le ventre des fosses. Il est mort dans les herbes hautes, seul, avec sa tête tout écrasée. Il est mort comme ça, en pensant comme il était paisible dans le ventre des fosses. Il est mort comme ça, y a pas grand-chose qu’un homme peut faire.
Je lui parle pas de la mort douce, la mort des fosses, qui lui est refusée maintenant. Pas avec une petite. La petite dans le ventre de sa femme. Une petite qui va attirer ceux qui rôdent. Nous posons nos pelles contre nos épaules, nous prenons nos seaux et marchons vers les fosses.

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On songera certainement, presque naturellement, aux exploitations esclavagistes des seigneurs ouest-africains de la guerre civile, mises en scène avec tant de brio (malgré l’improbable accent rhodésien endossé par Leonardo DiCaprio) dans le « Blood Diamond » (2006) d’Edward Zwick, mais aussi à la bulle climatique construite comme hors de l’espace et du temps pour arracher le coltan à la terre dans le « Vostok » de Jean-Hugues Oppel, voire de lire ici comme une contraposée particulièrement silencieuse aux gouailles déjantées de l’extractivisme néo-colonial du « Tram 83 » de Fiston Mwanza Mujila, ou à la noirceur subtilement historicisée du « Léopard » de Jo Nesbø.

Les hommes s’étaient allongés le long du feu. On se passait la bouteille et on fermait les yeux et c’était bon. Mais la terre, les trous étaient encore là, la terre et les trous et les crevasses, les fosses qu’on creusait. Tout ça, ça hantait nos songes collés derrière nos paupières. On se voyait répéter les mêmes gestes, ceux qu’on a répétés des milliers de fois. Quelqu’un m’a passé la bouteille et j’ai jeté la tête en arrière et j’ai pensé à rien et c’était bon. J’ai senti le feu dans ma gorge, dans mon ventre, j’ai vu la terre humide et grasse, la terre qu’on creusait et qu’on jetait dans les seaux, je voyais la terre et la boue et les crevasses. « Viens avec moi, sergent, viens avec moi », il avait chuchoté. Mais j’ai rien dit. J’ai rien dit, je savais que demain allait être la même journée que celle que nous venions de passer, celle qui nous avait brisés. Que la seule chose qui pouvait nous permettre d’échapper à ce sort était l’horreur. Je l’ai entendu, mais j’ai rien dit. Il a pas insisté.

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Comme il l’avait pratiqué avec tant de brio dans son « Crépuscules » de 2018, Joël Casséus n’utilise pas les maux contemporains qu’il observe pour en proposer des compte-rendus réalistes habilement romancés, mais bien pour en extraire de nouvelles mythologies du temps présent, d’emblée conçues comme immémoriales et bien puissamment ancrées dans la vie matérielle, au ras du sol et de la susbsistance physique. Aux camps de réfugiés européens imaginés comme autant de jardins de la ferraille, de la boue et des restes de drones, voici que succède cet univers de fosses, où la boue secrète maintenant une richesse chiche et exclusive, avant que les multiplicateurs de la mondialisation ne s’en emparent et en extraient le véritable bénéfice, ne laissant aux villageois que leur plainte rentrée, leur peur omniprésente, le sentiment perpétuel de leur échec et de leurs sujétions, la trahison de leur terre et de leurs racines : au pied du mur, on ne voit en effet qu’un demi-ciel, bas et lourd, couvercle des illusions et des élans. Comme le dit en beauté, dans un entretien, l’auteur de cette terrible et magnifique poésie de l’écrasement, « notre moitié du ciel ne peut exister sans la brutalité infligée à l’autre moitié du ciel » – et pourtant, on y vit « tout comme nous, animé d’espoir. »

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