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Notes de lecture 2022, Nouveautés

Note de lecture : « Cantique de la critique » (Arnaud Viviant)

Un essai tonique et enlevé, irrévérencieux et discrètement érudit, sur la place de la critique littéraire – sous certaines formes spécifiques – dans la littérature d’aujourd’hui.

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Viviant

Écrivain (auteur notamment de trois romans), journaliste et critique littéraire (sa présence dans l’émission Le Masque et la Plume le dimanche soir étant peut-être la plus connue de ses interventions régulières), Arnaud Viviant est quelqu’un avec qui je ne partage pas tous mes goûts en matière de lecture, mais sa passion et son honnêteté (qui n’exclut jamais la malice et le sens féroce de la formule) le rendent très souvent passionnant. En 2013 déjà, son beau « La vie critique » interrogeait la manière dont se crée la passion pour l’écrit. Avec ce « Cantique de la critique », publié en 2021 à La fabrique, il nous offre les conclusions d’une précieuse investigation personnelle dans ce qui constitue la critique littéraire en tant que telle, aujourd’hui, par rapport à hier et peut-être à demain.

Simplement, la critique est l’écriture d’une lecture. Pas seulement son récit (même si récit il y a). Pas seulement son jugement ou son interprétation (même si jugement et interprétation il y a).
Une fois qu’on a dit cela, on pourrait tout aussi bien aller se coucher. Il n’y a pas grand-chose à ajouter, hormis de sombres détails qui relèvent de l’intendance, laquelle suivra (comme n’importe quel écrivain se prenant pour un général vous le dira).
Par exemple que la critique raconte une chose assez dérangeante en soi mais néanmoins limpide : qu’il n’y a pas qu’une seule lecture. Que la lecture d’un critique, quel que soit son talent, est une proposition qui ne peut se suffire à elle-même et qui en attend d’autres. En effet, la critique n’est pas une opération solitaire : la Critique est un chœur discursif. Dialectique et constructif. Plus il est grand, plus il paraît chanter et discourir juste (moins les fausses notes d’un seul se font alors entendre). Et du chœur naît le ténor ou la diva. Le métier n’en a jamais manqué. Mais il s’agit là encore d’une opération critique, c’est-à-dire de distinction. Car telle est la fonction, pour ne pas dire la lutte finale, de la critique : distinguer. Un des verbes les plus troubles, les plus ambigus de notre langue. Quelque part entre élire et faire la différence. Ce n’est pas la même chose.
Ajoutons que, lorsqu’elle est bien tournée (i.e. vers les autres), la critique ne prend pas seulement la forme de l’écriture de l’aventure d’une lecture. Dans chaque œuvre, le critique est en expédition, en reportage. Va-t-il périr d’ennui ou de plaisir ? Se faire cannibaliser par l’œuvre ou bien la coloniser ?
Ainsi lire jugera.
Car il n’y a pas de vérité de la lecture : il ne peut y avoir qu’un jugement. C’est pour commencer un jugement de goût, ce dont la sagesse populaire s’est toujours méfiée : « Des goûts et des couleurs, on ne discute pas » affirme-t-elle avec l’idée qu’on entrerait là dans des arguties sans fin qui nous feraient perdre beaucoup de temps qu’on pourrait mieux employer ailleurs (sans jamais préciser toutefois où…). Charge donc à la critique d’ouvrir cette discussion absolument folle et qui heurte pour le moins le sens commun.
La critique ne craint pas de tourner en rond comme un chat après sa queue. Bien au contraire, dans sa forme parfaite, la critique se présenterait plutôt comme une ronde sans fin.
Jusqu’à preuve du contraire, les mots veulent dire exactement ce qu’ils disent. L’affaire du signifiant a bien sûr surgi de tous côtés comme un prurit au XXe siècle. Mais force est de reconnaître que le signifié a encore une belle partie à jouer. Les mots espèrent toujours trouver des lectrices et des lecteurs qui aient confiance en eux. Et plus encore les mots naissants dont beaucoup vont disparaître prématurément.
Des plaisantins peuvent toujours s’amuser à faire « l’éloge du mauvais lecteur », la vérité est qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais lecteur. Il y a seulement des lecteurs plus attentifs que d’autres pour une bonne raison : on les paie pour le faire à notre place. Ce sont nos domestiques intellectuels, nos bonniches littéraires ; ce sont entre autres nos critiques.

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Au fil des pages, Arnaud Viviant mobilise avec brio les analyses directes et indirectes au service de son propos nuancé mais toujours alerte : on croisera ainsi Albert Thibaudet, Roland Barthes, Marcel Proust, Jean Paulhan, Virginia Woolf, Carlo Ginzburg, Étiemble, Paul Valéry, Maurice Nadeau, Walter Benjamin, Maurice Blanchot ou Jacques Rancière, pour ne citer que quelques-uns des critiques de métier (qu’ils soient ou aient été par ailleurs écrivains d’autres formes littéraires) dont le travail rencontre ici certains échos précis.

Pour travailler en une vraie profondeur, sous des apparences de promenade concentrée, certains enjeux (ce qui différencie les chroniques fréquentes, quotidiennes ou hebdomadaires, des études critiques conduites dans la durée, la différence de fond entre critiques négatives, critiques positives et critiques cherchant à dégager ce qui vibre de spécifique dans une œuvre donnée, le rôle spécifique et ambigu de la critique « de librairie », ou bien – on y reviendra – ce que représente le fait même d’être rémunéré pour critiquer), il n’hésite pas à user avec adresse à la fois de son réel éclectisme, de sa culture assez prodigieuse, et de sa capacité à alterner sans rupture de rythme tournures savantes et tournures populaires : critique à facettes, critique caméléone qui s’élabore aussi et peut-être surtout dans les frictions et les chocs du dissemblable – à l’écart de cette tendance lourde (pesante) de la littérature et de l’art en général qui réclame au premier chef du même, susceptible de satisfaire encore et encore les addictions molles et inoffensives.

Bien sûr, il s’agit d’une autre époque et d’un autre pays, dira-t-on. Sauf qu’il y a désormais tellement d’époques et de pays sédimentés dans chaque époque et dans chaque pays qu’on a trouvé un nom pour qualifier cette stratification entraînant le vice archéologique : la culture. Or une histoire de la critique est souvent pour commencer une histoire culturelle, elle-même stratifiée, un récit de sa compromission, de sa subordination, de sa perte d’autonomie par rapport au monde de l’édition et, plus généralement, au pouvoir.

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En 170 pages, et pour tenir le pari secret de garder son érudition en ligne de fond discrète plutôt qu’en soutien direct d’argumentation, comme pour maintenir le rythme enlevé qui caractérise l’ouvrage, certaines positions sembleront rapides, voire injustes de temps à autre : il rôde ici par instants une forme de mépris voilé vis-à-vis des libraires, et surtout des blogueuses et blogueurs, non pas tant sur la question de leur qualité, mais sur celle de leur non-professionnalisme. Ce débat-là mériterait sans doute mieux et plus fin, à l’heure où tant d’influenceuses et d’influenceurs sont de facto rémunérés par le marketing éditorial (fût-ce sous la forme parfois allègrement absurde du « un livre en échange d’une critique »). Mais ces points sont mineurs, et ne sont de toute façon pas centraux pour ce « Cantique de la critique » qui s’efforce avec ferveur, courage et talent de remettre en perspective cette lecture professionnelle un peu particulière, et l’oscillation de sa réception comme de sa production dans un monde littéraire qui bouge bien davantage que l’on ne veut s’en rendre compte parfois.

En préparant ce livre, j’ai pris beaucoup de plaisir à reconstituer (autant qu’à les imaginer) les relations entre ces gens qui se lisent, qui s’écrivent, qui critiquent les mêmes ouvrages lorsqu’ils paraissent, qui hument ensemble cette encre fraîche qui constituera lorsqu’elle aura pâli l’édition originale d’une œuvre. Si se rendre acquéreur de la bibliothèque d’un écrivain est acheter son conscient, acheter celle d’un critique littéraire est prendre possession de son conscient, autrement dit de sa censure. La bibliothèque d’un critique littéraire présente les jugements d’un grand lecteur qui conserve beaucoup moins qu’il ne lit. L’unique fois où l’un des meilleurs critiques littéraires de ma mauvaise génération est venu chez moi, il a eu ce mot de connaisseur : « Chez toi ça va : il n’y a pas trop de livres ». 

Il faut lire le superbe échange silencieux proposé à propos de ce « Cantique de la critique » par Claro sur son blog Le clavier cannibale, ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

5 réflexions sur “Note de lecture : « Cantique de la critique » (Arnaud Viviant)

  1. Le Vol De Boštjan de Florjan Lipuš un très grand (petit) livre

    « Le Vol De Boštjan » de Florjan Lipuš, au titre original « Boštjanov let », traduit du slovène par Andrée Lück Gaye et Marjeta Novak Kajzer (2021, Editions Do, 168 p.)
    « Boštjan avait emprunté ce chemin mille et mille fois, mais jamais de manière aussi légère, aussi exceptionnelle aussi irremplaçable que ce jour-là ». On se dit qu’un roman qui commence ainsi annonce quelque hose qui va sûrement être exceptionnel. Et pour cause. C’était pour Boštjan « ce jour où Lina lui était tombée dessus, en chair et en os, ce qui devait arriver même si elle ne lui avait pas trotté dans la tête depuis un moment ». Et pour cause, « il n’y avait pas d’autres chemins qui traversaient Tesen, la vallée encaissée, ses bifurcations et ses virages, ses ravines et ses rochers, et ses singularités naturelles ». Une vallée étroite et sombre, comme il y en a d’autres en Carinthie, dans le Graben der Karawanken au sud immédiat de Klagenfurt. C’est une vallée isolée de tout, mais où tout est beau et dans cette vallée un village. C’est Tesen, village généreux et sain (« žnergava in žnedrava »), omniprésent mais qui contrôle tout et tout le monde, village qui définit chacune des œuvres de Lipuš, comme dans « L’Elève Tjaž » traduit par Anne Gaudu, d’après la version allemande de Peter Handke et Helga Mračnikar, (1987, Gallimard, 180 p.). Dans cet autre roman aussi, tout part d’un village « il est le village qui se trouve entre ta gare et ton domicile, ce qui est peu ».
    Et c’est là que Boštjan rencontre Lina, « la fille du bedeau ». En fait « il la voyait tous les dimanches, quand les gens du village se reposaient de leur besogne sur les bancs de l’église ». Les hommes d’un côté, les femmes de l’autre. Pas de mixité dans la maison du Bon Dieu. D’ailleurs, « le village épiait tout et tout le monde, réprimait les bêtises des enfants, contrôlait les jeunes, leurs relations et leurs fréquentations et, cauteleux, reniflait les exhalations du pêché, toujours à guetter un scandale pour avoir à s’indigner de quelque chose, à être choqué par quelqu’un ». Un village généreux et sain, « filles bien préservées et garçons bien réservés ».
    Jusque-là, on ne sait qui est vraiment Boštjan (Sébastien), si ce n’est un garçon. Par contre Lina a « une robe fermée par une épingle brillante […] parsemée de fleurettes, ses avants bras sont nus, ses cheveux sombres, coiffés en queue de cheval magnifient les traits de son visage ». Puis on découvre la maison de Boštjan « un cambrioleur ne trouverait rien à emporter car les pièces ont été totalement vidées ». Drame ? Oui, mais pas tel qu’on l’imagine. « Le malheur est venu de l’extérieur au moment où le père a été emporté par la tourmente de la guerre, où on a emmené la grand- mère et ou Ugav et les siens ont cerné le bâtiment et l’ont pris facilement, sans protection, découvert, affaibli ».
    C’est là qu’il est utile de lire ensemble « Le vol de Boštjan » et « L’Elève Tjaž ». Ce ne sont pas les mêmes prénoms, mais les mêmes infortunes de la vie. Un jeune garçon, 6 ans quand la guerre survient en Carinthie, en 1943. La mobilisation du père, et son envoi sur le front d’où il reviendra, bien plus tard, « courbé et usé ». La mort de la grand-mère, qui dans un premier temps s’occupe du garçon. Et surtout Ugav, gendarme local du village, déguisé en résistant, mais partisan des nazis, qui enlève la mère et la déporte en camp de femmes à Ravensbrück d’où elle disparait en fumées. La suite ce sera ce roman, écrit en slovène en 1972, traduit en partie par Peter Handke, qui sera Prix Nobel en 2015, mais qui a connu Florjan Lipuš au séminaire, au Marianum Tannenberg, dont est tiré « L’élève Tjaž ». Puis il est édité, avec le concours de Handke, voir la postface.
    Et c’est là encore, qu’il faut lire l’histoire de Florjan Lipuš, qui ressemble for à ces deux romans. L’histoire de bien des enfants de cette région au sud de l’Autriche, que ce soit la Carinthie avec les minorités slovènes, ou la Bucovine plus à l’Est, avec les minorités juives, ou encore les minorités souabes du Banat en Roumanie.
    Que reste t’il alors au jeune garçon, si ce n’est cet amour de jeunesse avec Lina, ou avec Nini, l’arracheuse d’herbe au cimetière pour Tjaž. Il y avait tout d’abord sa grand-mère, puis une vache morte de faim. « Ce ne sont pas les cornes qui ont causé la perte de la vache, c’est la famine qui se pressait à la porte, misère noire et mouscaille ont causé sa fin ». Les autres « braves gens du village » ? Ils sont, un peu comme le gendarme Ugav, passés du côté des allemands quand il le fallait, puis redevenus slovènes tout naturellement.
    Ils sont impunis à la fin de la guerre, comme beaucoup d’Autrichiens, pays qui n’a jamais effectué de véritable dénazification. Celle-ci a été laissée à la charge des régions (Länder) et il y eut une classification en « coupables » (Belastete) et « moins coupables » (Minderbelastete) en 1947, véritable chef d’œuvre de sémantique. Le tout sur un fond de coalitions entre socialistes, populistes et communistes (SPÖ, ÖVP, KPÖ), avec l’agitation de la menace de tomber dans le giron de l’URSS et du bloc de l’Est en ces débuts de guerre froide. Ainsi, Kurt Waldheim, officier de renseignement de la Wehrmacht, fut secrétaire général des Nations unies (1972 – 1981) puis président fédéral de la République d’Autriche (1986 – 1992). Un bel exemple de reconversion. Pour un peu, on pourrait aussi justifier le parti ultranationaliste (FPÖ), également appelé parti de la liberté, un euphémisme pour privation de ladite liberté de penser.
    Liberté de pensée ? Avec l’assistance à l’église chaque dimanche. « Ils viennent ici réserver leur paradis et non s’excuser ni demander pardon pour avoir battu femmes et enfants, non, ils viennent ici se justifier jusqu’à l’abjection ». Le garçon se tournerait volontiers vers Crtelovka, c’est l’accoucheuse, mais aussi celle qui a des rapports avec les esprits. Mais elle lui fait peur. Il reste seul sans lui avouer sa détresse. Et puis « certains pêchés sont comme des mouches en caoutchouc : on frappe si fort sur l’une qu’on a mal à ses cinq doigts et, quand on lève la main, la mouche prend son envol bien vivante ».
    L’église Saint Marguerite, où il y a le père de Lina, n’est pas non plus un recours pour lui. Il regarde les statues des saints. « Boštjan, son patron dans l’autel latéral, n’est couvert qu’autour des reins, sa nudité est piquée de flèches, Florjan, membres nus, tient un jet d’eau pour éteindre les incendies. Peregrin, flanqué de son bâton de marcheur, patron de la lenteur, est en train de dégrafer sa pélerine et Boštjan a peur, s’il ferme les yeux, de le voir sans rien quand il les rouvrira. Mihael a jeté sa casaque avant d’enfoncer sa lance dans la gueule du dragon. Mais le corps de Marguerite est couvert de la tête aux pieds et des pieds à la tête pour ne pas susciter de pensées coupables chez l’observateur ». Pas de secours non plus à attendre des paroissiens. « Il devra se placer à distance des perfides porteurs de foi et de la volonté de Dieu, des marmottants et marmottantes omniscients qui interviennent sans vergogne dans l’impénétrabilité des choses de Dieu, qui saisissent l’insaisissable, expriment l’inexprimable, savent ce que personne ne peut savoir ». Il ne lui reste que les messages qu’il il adresse par la pensée à Lina, du fond de la nef de l’église. Et alors « en lui-même ça parlait sans cesse, ça s’élançait dans ses membres et dans sa tête, ça parlait, parlait et il découvrit assez tard qu’il ne s’agissait pas de langage, que c’étaient des images sonores, des sons imagés, des scènes qui surgissaient, se répétaient, sourdaient dans sa peau ».
    La vie continue dans le village. Le père va se remarier. Mais pour Boštjan, ce ne sera pas une nouvelle mère. Et surtout, pour le mariage, Lina n’est pas invitée. Il ira cependant frapper à son carreau. Mais le plus important c’est que « La mère ne rentra ni le premier ni le dernier jour, elle s’était fait prendre au piège d’Ugav qui avait consciencieusement menti », « ignorant que lorsqu’un gendarme ouvre la bouche c’est pour mentir ». Florjan Lipuš a dit dans un interview qu’il ne savait pas comment elle est morte, si elle a été gazée : « Je n’ai pas enquêté. J’ai supprimé cela ». Effectivement, 57 des quelque 200 habitants du village sont morts de mort violente à l’époque nazie.

    On sait finalement peu de choses sur la vie de Florjan Lipuš (1937- ). Il est né à Lobnik/Lobnig près de Železna Kapla/Bad Eisenkappel, en Carinthie dans la minorité slovène. Sa mère est déportée sous ses yeux lorsqu’il a 6 ans. Et son père est enrôlé de force dans l’armée. L’enfant et son petit frère se retrouvent seuls lorsque leur grand-mère meurt. C’est à quelques détails près « Le vol de Boštjan ». A la libération en 1945 il peut enfin aller à l’école primaire et plus tard, en tant qu’enfant surdoué, il est admis au Marianum pour garçons de Tanzenberg, séminaire épiscopal près de Maria Saal à une dizaine de kilomètres au nord de Klagenfurt. Il étudie avec Peter Handke et Valentin Oman qui restaurera plus tard les peintures murales de l’église. C’est alors le script de « L’Elève Tjaž ».

    Deux autres textes des débuts de Florjan Lipuš ont trait à la perte de culture ancestrale. Ainsi son second roman « Odstranitev moje vasi » (1983), traduit en allemand par Fabjan Hafner « Die Beseitigung meines Dorfes » (1997, Wieser Verlag, 247 p.) et illustré par Matjaz Vipotnik, traite selon son titre lttéralement traduit en « L’élimination de mon village). Il n’y a ni personnages individualisés ni intrigue soutenue. Le sujet de l’histoire est un village qui reste aussi ténébreux que ses habitants, une succession de fonctionnaires sans nom : « le croque-mort », « le pasteur », « les dignitaires », « la fermière ». En huit chapitres, l’auteur décrit divers événements de la vie du village. On retrouve ainsi le village, centre des faits et gestes de ses habitants. Tous ces évènements sont caractérisés par des rituels grotesques. Le caractère collectif des villageois est malveillant, car pour changer de l’ennui quotidien, ils attendent la mort, le leur ou d’un autre villageois. C’est un ragrd quasi de nécrophile que l’on porte sur les voisins Pendant ce temps « La terre bâille de sécheresse, le village se meurt pour les cadavres » Naturellement, le village est « profondément catholique ».
    Mais au catholicisme de province s’opposent des actes quasi héroïques de se singulariser. Cela se traduit par des « mariages sauvages », des « esprits libres » débarrassés des « bêtises catholiques ».
    L’autre roman de la même époque et veine « Seelenruhig » (1985), est publié ensuite en Autriche (2017, Jung und Jung, 112 p.). Le titre original est difficilement traduisible. Il signifie en gros « absinthe infructueuse ». C’est une grande danse macabre en quatre représentations. Dans la première partie, le « voyageur » revient au village de l’enfance, en provenance du « tumulte naissant » des villes aux montagnes sauvages et escarpées. Son père est mort et doit être enterré, fidèle à une ancienne tradition. D’après celle-ci, tout un rite doit être respecté entre le moment où les rides sur le visage du mourant « dessinent le motif de la mort », jusqu’au moment de la dernière pelletée sur la tombe.
    Mais le fils et le père n’ont plus de relations depuis des années. Donc le retour du fils est plus qu’une retrouvaille. L’adieu n’est pas pour le père mort, mais pour une culture agraire mourante.

    Par la suite, Florjan Lipuš reprend l’idée de la perte des parents et l’hostilité du village. Ce sera « Gramoz » de traduit en Allemand par « Schotter » (Gravier) (2019, Jung und Jung, Salzburg, 144 p.) dont le titre gravier évoque l’espace vide entre les bâtiments d’un camp de concentration pour femmes. Il pourrait s’agir du camp de concentration de Ravensbrück. On sait que la mère de l’auteur a été déportée à Ravensbrück, embarquée par des agents de la gestapo déguisés en paysans. En vérité, il s’agissait du gendarme Ugav, un homme du village. Et cependant que la femme finissait de cuire son pain. Des années plus tard, les « randonneurs de la mémoire », les « excursionnistes » des générations suivantes se succèdent à la recherche de quelque chose dont il ne reste presque plus de traces, dans l’espoir que quelque chose se révélera à eux. Ils recherchent qui une ère, qui une grand-mère, dont il ne reste rien, si cde n’est la fumée. Tout ce qu’ils trouvent c’est du gravier. La grand-mère inconnue, par exemple : les petits-enfants, qui lui doivent des corps magnifiquement développés, doivent-ils utiliser son prénom ou son prénom ? Mais la grand-mère ne leur apparaît pas, tout ce qu’ils trouvent c’est du gravier. De retour dans leur village où ils reviennent, ils n’apportent pas de preuve. Ils sont accueillis avec méfiance et restent donc silencieux.

    « Le vol de Boštjan » est très semblable, du point de vue scénario au roman de Maja Haderlap, elle aussi slovène, qui habite actuellement à Klagenfurt. Son livre « Engel des Vergessens » traduit en « L’ange de l’oubli » par Bernard Banoun, et postface d’Ute Weinmann (2015, Éditions Métailié, 240 p.) s’est vu attribuer le prix Ingeborg-Bachmann. C’est l’histoire d’une petite fille qui essaie de grandir dans la minorité slovène en Autriche, après la guerre. Cette dernière est terminée, mais la minorité est marquée par les règlements de comptes. Les rapports sont difficiles avec l’Autriche et la frontière est quasiment infranchissable avec la Slovénie pour cause de guerre froide. « Entre l’histoire de l’Autriche telle qu’elle est proclamée et l’histoire effective s’étend un no man’s land où il y a de quoi se perdre ». Les forêts qui cachaient les Partisans sont peuplées de fantômes qui ont combattu le nazisme.
    Marlene Haushofer a vu ses parents martyrisés par la gestapo, sa grand-mère déportée à Ravensbrück et les voisins prisonniers de leur mémoire. « Je songe aussi qu’il est arrivé bien plus de choses que n’en peut supporter une enfance et qu’il est grand temps que je me transporte vers ce pour quoi je n’ai pas de notion toute prête ». Quelle est alors la signification d’une adulte privée d’enfance. « Autrefois, les mots me semblaient être accueillis par les sensations, désormais je m’encombre de tout ce pour quoi il n’y a pas de langue, et s’il y en a une, je ne sais pas l’employer. Je songe à me retirer de l’enfance dont le toit s’est mis à fuir, je risque de couler avec elle ».
    Des destinées qui rappellent fort celle de Paul Celan, originaire de Bucovine, plus à l’est, mais qui est venu, lui aussi à Klagenfurt où il rencontre Ingeborg Bachmann, originaire de la ville. Les uns ont été déportés à Ravensbruck car d’origine slovène, donc favorables à la Serbie. Les autres l’ont été de par leur judaïsme. On comprend mieux la position de Peter Handke, lui aussi slovène, et interne au Marianum Tanzenberg, sorte d’exutoire pénitent pour les autrichiens catholiques. D’ailleurs Handke décrit ces années dans « Le Recommencement » traduit par Claude Porcell (1989, Gallimard, 264 p.) « Mes cinq ans d’internat ne méritent pas un récit. Les mots : mal du pays, répression, froid, réclusion collective suffisent. La prêtrise que nous étions tous censés avoir pour but ne m’envoya jamais le signe de la vocation ».

    Publié par jlv.livres | 7 avril 2022, 07:55
  2. autre livre de Florjan Lipuš à lire avec Le Vol De Boštjan

    « L’Elève Tjaž » du slovène Florjan Lipuš traduit par Anne Gaudu, d’après la version allemande de Peter Handke et Helga Mračnikar, (1987, Gallimard, 180 p.)
    Je pense qu’il convient de lire ensemble les deux livres « Le Vol De Boštjan » (2021, Editions Do, 168 p.) et « L’élève Tajž ». Non pas que ce soit la même histoire, mais une suite. Avec dans un premier temps la prime jeunesse du garçon qui voit sa mère emmenée dans les camps, puis son adolescence au séminaire catholique, en tant que Tajž. L’ordre des publications est inversé, sans doute fallait il d’abord écrire sur l’adolescence avant d’entamer la jeunesse, plus intime à écrire.

    L’histoire du livre est assez surprenante. Elle commence dès 1972 avec la publication du roman de Florjan Lipuš en langue slovène « Zmote dijaka Tjaža » (1972, Obzorja, Maribor, 164 p.). Livre donc publié en slovène donc à Maribor après qu’il ait tenté en vain de le faire publier à Klagenfurt. Heureusement Peter Handke, qui a connu Lipuš au Marianum Tanzenberg, séminaire catholique strict, se charge de traduire le livre, tout d’abord en allemand, avec Helga Mračnikar. « Je ne voulais pas apprendre le slovène à partir des journaux ou de la télévision, mais à partir d’une œuvre littéraire. En fait, je voulais seulement apprendre le slovène et après deux pages de bégaiement pendant la traduction, j’ai réalisé que c’était un gros problême ». Cela prendra neuf ans avant la publication de « Der Zögling Tjaz » (1981, Residenz Verlag, 324 p.). L’Autriche se montrait assez réticente à publier ce livre d’un auteur de Carinthie. Les autorités affichaient selon Handke un « dédain outrageux, voire ennemi ». Peter Handke parle de ce livre comme d’un « poème épique ». Il faut encore attendre six ans avant la publication (1998) de « L’élève Tjaž » et la traduction de « Boštjanov let » par Andrée Lück Gaye et Marjeta Novak Kajzer en « Le Vol De Boštjan » (2021, Editions Do, 168 p.). Florjan Lipuš reçoit le Grand Prix d’État autrichien en 2018. Peter Handke a déclaré que c’était « un moment glorieux ». « Le fait que Bruno Kreisky ait été présent lors de la présentation du livre n’a pas été décisif, mais ce n’était pas rien ». Décidément, ce Boštjan (Sébastien) a une histoire compliquée et complexe, l’autre personnage, Tjaž (Matthieu) pareillement.
    Je dois reconnaître que cela m’a valu une certaine activité, et constitution compète d’un dossier pour suivre l’évolution des deux livres, ainsi que des autres ouvrages non traduits. En outre, l’histoire m’a fait penser à d’autres cas similaires de jeunesse volée à de jeunes enfants qui n‘y étaient pour rien, que ce soit pour motifs raciaux ou religieux. Raciaux car de populations minoritaires, en Europe ou au Canada. Religieux pour leurs croyances, ou plus prosaïquement infligées par une éducation confessionnelle stricte et dégradante. Le tout sous couvert de religiosité d’amour et de tolérance.

    Tout part d’un village, comme le dit le titre du premier chapitre « Le Chapitre des mauvaises herbes ». « il est le village qui se trouve entre ta gare et ton domicile, ce qui est peu ». « tu le découpes en deux parties, partie droite et partie gauche ». « Ils répartissent les gens en deux catégories, la catégorie « postérieur » et la catégorie « cul » ». Le monde semble bien binaire. Mais, comme l’indique la postface, « la langue slovène qui ne connait pas la forme habituelle de l’imparfait, ni le passif, mais qui a conservé par exemple le nombre « duel » : nous deux, vous deux, eux deux écrivent, lisent et marchent ». Donc, on garde le binaire.
    Quant au jeune Tjaž « De l’internat, tu es arrivé pour les vacances », avec une machine à écrire. Ce qui pour un élève du séminaire, n’est pas chose courante, mais la parole divine emprunte parfois des chemins détournés, et se met à l’écoute des nouvelles technologies. Cependant, « quels textes Tjaž a-t-il confiés en premier à sa machine et quelle a été son approche de ce monde ». « L’emploi d’une machine à écrire était-il interdit et punissable, ne l’était-il pas, c’est que Tjaž n’a pas su, le règlement a gardé le secret sur ce point ». Mais ce n’est pas là que l’auteur veut nous emmener. En passant près de l’église du village « une fille arrachait les mauvaises herbes dans le cimetière, la file ou la pupille du bedeau sans doute, plutôt la pupille d’après ses vêtements, plutôt la fille d’après son visage », « ses joues bien dessinées, sa queue de cheval, ses seins tout nouveaux, l’activité de ses mains et ses doigts agiles, elle était d’un beau style gothique ». On a beau être la fille du bedeau, on n’en est pas moins jolie et désirable. « Tjaž se mit à la regarder par en bas et non par en haut ». Suivent quelques lignes que je vous laisse lire et méditer. Ceci afin de comprendre comment le fait de changer la position du regard, « par en bas et non par en haut », a des conséquences incommensurables sur la position que Dieu voudrait faire adopter aux jeunes séminaristes. Sans parler de la position du missionnaire. Cela reste dans la lignée de séparer les villageois en fonction de leur glose sur la partie inférieure des êtres.
    Après ce premier chapitre, vient, sans surprise, le second sur « l’escarmouche des souliers », suivi de huit autres. Et qui se termine par celui sur « le monde d’ici -bas et de tous les autres mondes ». C’est un peu le « urbi et orbi » slovène, ce qui n’est pas surprenant pour un auteur passé et formaté au Marianum Tanzenberg.
    Dans ce chapitre sur les souliers, on apprend tout ce qu’il convient de faire pour s’assurer de chaussures en cuir à la drée de vie infinie ou presque. Mais surtout on apprend le pouvoir caché de Tjaž, qui Mais est celle du grattage, ce qui suppose une action préalable du tirage. Rien n’échappe à la force destructrice de ses ongles, depuis les chaussures d’un de ses camarades jusqu’aux statues perchées près du plafond de la chapelle. « Le cuir sur le pied se mit à peler, les souliers se tordirent, se tortillèrent, finir par se désunir, se fragmentèrent en morceaux de toutes les tailles et de toutes les formes, avec leurs rangs de piqûres ». C’est, comme le dit le titre, bien mieux que le petit tailleur et sa paire de ciseaux magiques. « Tjaž redonnait au cuir sa forme brute originelle, lui rendait la liberté, lui rachetait son indépendance, si le cuir avait eu l’œil d’un homme, cet œil se serait mouillé devant tant de bienfaits ». Effectivement, le lecteur a l’œil embrumé par de tels prodiges. Et tout cela, uniquement dû à la fonction unguéale. On lira plus loin cet « instinct des ongles » qui ont même le pouvoir de déchirer à distance. C’est le pouvoir au bout des ongles. Il parvient même à éteindre les ampoules allumées. « La nuit avait à peine avancé d’un degré »

    Le récit du premier roman de Lipuš commence donc dans l’institution où les jeunes garçons entament une nouvelle année scolaire à l’automne. Tjaž entre dans cette institution comme lors d’un voyage initiatique représenté par le « terrain d’entraînement de l’esprit ». Education chez les frères, stricte voire même très contraignante, et en même temps entrave, par la privation de liberté qu’est l’internat. Les enseignants sont tous des hommes, il n’y a pas de femmes. Tjaž est un garçon autonome, son ami est le silence : « Le silence, son compagnon depuis son plus jeune âge, lui a donné le peu de force nécessaire à la marche droite et à la survie personnelle ». Il faut dire que dans le règlement de l’internat, le grattage est un élément surréaliste non prévu par la loi divine. En conséquence de quoi il est strictement réglementé. Lors de l’offrande de l’hostie, le prêtre doit tourner ses mains et monter aux fidèles la pulpe, l’extrémité charnue du doigt. Le fait de montrer le côté ongulé, principalement du majeur ou de l’index, est plutôt considéré comme une offense.
    Par la suite, Tjaž va s’attaquer aux statues qui ornent l’église. « A Antoine de Padoue il arracha son porcelet, à Matthias sa hache, à Appoline ses tenailles, à Lucie son plateau, à Catherine sa roue, à Isidore son maillet, à Julienne son rameau d’aulne, à Madeleine son nerf de bœuf, à Hieronym Megiser son dictionnaire slovène-allemand ». Symbole qui préfigure le devenir de l’église, dans laquelle Valentin Oman, qui était scolarisé avec Lipuš et Handke va restaurer les fresques du chœur, qui sont d’ailleurs superbes.
    C’est donc un début dans la vie qui commence à l’internat, depuis son petit village. Les étudiants viennent de familles pauvres, c’est-à-dire « des recrues de la classe pauvre et d’origine socialement faible », et en tant que tels sont facilement aptes à la soumission, à l’endoctrinement idéologique. La volonté de Dieu d’être élevé est en possession des dignitaires de l’église et de leurs aides. Ils sont appelés par les saints « Les saints ont aiguisé leur vue et leur ouïe et ont veillé à ce que personne ne soit excité par le désir humain ». On y enseigne en une langue étrangère, l’allemand, pour ces enfants venus de Carinthie. Pour eux c’était la « langue des gendarmes ».
    Il y a donc tout un dispositif d’acculturation, d’endoctrinement et de soumission qui fait que ces enfants sont, de fait, sous la domination des enseignants. C’est une méthode assez répandue, pour ceux qui ont connu des internats contrôlés par des religieux. Sauf peut-être chez les jésuites, où la casuistique savait s’accommoder de la tartufferie et de la bigoterie.
    Ce moyen de se défendre contre ses conditions de vie prend bientôt l’aspect d’une révolte ouverte qui provoque son renvoi. « Le départ de l’internat était une chose beaucoup plus simple en idée qu’il ne le fut en réalité ». De fait, « L’internat l’a laissé sortir de son atmosphère, il n’y a aucun doute là-dessus ».
    Puis, la narration change et passe à la première personne. C’est un journaliste qui raconte la genèse de Tjaž, ses grand-parents, fermiers, son père et sa mère ? « Tjaž gagna une mère avec son père, il la gagna dans le moment même où la fille de ferme gagnait un fils dans les chalets, les appentis, les cabanes, les garages, sur le foin, la paille ou la mousse, parmi ces endroits où le père alluma la vie pour Tjaž dans les ténèbres du ventre maternel ». De tout cela « Tjaž se fit chair et habita parmi nous ». Puis vint la guerre, le père en revint « courbé et usé ». La mère n’avait plus besoin d’obsèques religieuses car « elle avait brûlé dans le feu d’un konzlag ». Il ne reste plus que le gamin. « Son père était revenu de guerre et sa mère devenue cendres ». C’est l’histoire de Boštjan qui revient ici, mais racontée par le journaliste, ancien élève de l’internat, accessoirement amant de Tjaž, encore que…
    Déboussolé dans son village, seul, dans « son exclusion », dans un vide temporel, dans « l’absence de temps » ? Tjaž finit par se suicider. « Non, Tjaž n’était absolument pas un héros, le premier instant où il fut un héros fut celui où il se décida à sauter du haut du plus haut building de la ville ».
    Et dans le dernier chapitre quasiment grotesque, Lipuš décrit la fin du délinquant rebelle, même au-delà de la mort. Le cercueil ne rentre pas dans la tombe, et quand les vaches passent en train sur le chemin de l’abattoir, devant le cimetière ce sont elles qui chantent la complainte funèbre.

    « Je suis reconnaissant que les gens aient enfin réalisé que l’Autriche est aussi le foyer d’une langue autre que l’allemand en tant que langue littéraire. La Carinthie est la patrie de Florjan Lipuš et je suis vraiment heureux que nous soyons contemporains. » Peter Handke
    La main qui s’était posée sur l’épaule de Tjaz, ce soir-là, était la mienne, une main de tout repos, digne de confiance et compréhensive…
    En 1960, Klagenfurt a commencé à publier le magazine slovène « Mladje », écrit en rébellion avec une petite initiale, qui est connu pour avoir ouvert la littérature slovène à un espace littéraire et spirituel plus large, plus ambitieux et plus seulement domestique. Il a été édité par Florjan Lipuš pendant vingt et un ans, dans lequel il a publié ses écrits actualistes, ainsi que d’intéressantes proses courtes, et le magazine était ouvert à tous les autres, pas seulement aux collaborateurs slovènes qui voulaient publier de la littérature moderne et expérimentale. Toute l’œuvre littéraire de Lipuš se caractérise par la fidélité au slovène, car écrire en slovène signifiait la rébellion contre la disparition planifiée germano-autrichienne du slovène.

    Dans « Poizvedovanje za imenom » (Enquête sur le nom) non traduit du slovène 2013, Nova Znamenja, 64 p.), Lipuš diffuse non seulement le motif de la mort de sa mère, mais aussi le motif de la relation de Tjaž avec son père. Une étrangeté choquante régnait parmi eux (ibid. : 41). « L’éducation » de son père oscillait entre le silence et les coups », et pour la première fois, Lipuš écrit également que Tjaža a humilié son père, « l’a mis à rien » et l’a vraiment maltraité physiquement (juste là). Il écrit que Tjaž ne ressentait « rien, sans valeur, insignifiant » et qu’il n’y avait pas de place pour les émotions dans le monde de son père

    Maja Haderlap, elle aussi slovène, qui habite actuellement à Klagenfurt. Son livre « Engel des Vergessens » traduit en « L’ange de l’oubli » par Bernard Banoun, et postface d’Ute Weinmann (2015, Éditions Métailié, 240 p.) s’est vu attribuer le prix Ingeborg-Bachmann. C’est l’histoire d’une petite fille qui essaie de grandir dans la minorité slovène en Autriche, après la guerre. Cette dernière est terminée, mais la minorité est marquée par les règlements de comptes. Les rapports sont difficiles avec l’Autriche et la frontière est quasiment infranchissable avec la Slovénie pour cause de guerre froide. « Entre l’histoire de l’Autriche telle qu’elle est proclamée et l’histoire effective s’étend un no man’s land où il y a de quoi se perdre ». Les forêts qui cachaient les Partisans sont peuplées de fantômes qui ont combattu le nazisme.
    Marlene Haushofer a vu ses parents martyrisés par la gestapo, sa grand-mère déportée à Ravensbrück et les voisins prisonniers de leur mémoire. « Je songe aussi qu’il est arrivé bien plus de choses que n’en peut supporter une enfance et qu’il est grand temps que je me transporte vers ce pour quoi je n’ai pas de notion toute prête ». Quelle est alors la signification d’une adulte privée d’enfance. « Autrefois, les mots me semblaient être accueillis par les sensations, désormais je m’encombre de tout ce pour quoi il n’y a pas de langue, et s’il y en a une, je ne sais pas l’employer. Je songe à me retirer de l’enfance dont le toit s’est mis à fuir, je risque de couler avec elle ».

    Il est intéressant de noter, sur le même sujet les deux articles parus dans la revue « Literary Review of Canada » (LRC) dans le numéro d’octobre 2019. Etant à Toronto à l’époque, je me suis procuré le numéro de la revue. Ces articles sont intitulés respectivement « No Genocide » et « Yes Genocide ». (http://reviewcanada.ca/magazine/2019/10/no-genocide/, et http://reviewcanada.ca/magazine/2019/10/yes-genocide/ ). Les titres parlent d’eux-mêmes. Mais il est intéressant de remonter à la lecture de ces deux articles consacrés à l’action des pensionnats indiens (Indian Residential Schools), si justement mis en cause. La dialectique en particulier du premier article (« No Genocide ») conclue à ce non-évènement. En effet les auteurs, Donald S. Smith et J.R. Miller, placent en sous-titre de leur article « It’s not the right word for the history books » (ce n’est pas le mot exact pour les livres d’histoire). S’ensuit alors une dialectique tordue visant à démontrer qu’il n’y a pas eu volonté de mort physique sur une population, fait qu’ils assignent aux autres canadiens comme n’étant pas « certainly not outright genocide » (certainement pas un génocide pur et simple). C’est tout l’art de faire porter le panache de plumes aux autres. Et ils concluent avec cet argument sublime « If Canada had wanted to destroy them, it would not have devoted so much effort to trying to turn them into Euro-Canadians » (Si le Canada avait voulu les détruire, il n’aurait pas fait tant d’efforts pour essayer de les transformer en euro-canadiens).
    Le même magazine publie ce mois, reçu ce matin, un recensement en anglais du livre (en polonais) de Joanna Gierak-Onoszko « 27 s´mierci Toby’ego Obeda », soit « les 27 morts de Toby Obed » (2019, Fundacja Instytutu Reportażu, 344 p.). Le jeune Toby est un inuit né à Hopedale, une ville côtière du nord du Labrador. Hopedale, c’est le nom actuel de Agvituk, qui signifie « lieu des baleines ». De nos jours, c’est la capitale législative du Nunatsiavut, la patrie autonome des Inuits du Labrador. L’histoire de Toby ressemble à celles d’innombrables autres enfants inuits. Le jeune garçon a été séparé de son frère et de sa sœur. Le personnel a infligé des punitions violentes pour des infractions comme parler l’inuktitut. Une enseignante, surnommée Miss Devil, faisait regarder les enfants battre leurs camarades. « Les enfants des pensionnats canadiens, s’ils ont survécu, c’est parce qu’ils ont enduré. Ils n’ont été sauvés par personne, aucune aide n’est venue pour aucun d’entre eux ». Toby est mort une fois de plus à 8 huit ans, quand il a réalisé que lui et ses frères et sœurs ne reviendraient pas à Hopedale.il est mort pour la vingt-septième et dernière fois quand le Canada n’a pas assumé sa responsabilité pour ce qui s’y était passé. « Si vous venez de Pologne, vous pouvez peut-être me l’expliquer. Comment un pape catholique peut-il accepter cela ? Comment ne peut-il pas s’excuser auprès de nous ? Tous les papes se sont lavés les mains à tour de rôle. Et pourtant chacun d’eux avait probablement accès à la Bible ?
    Dites-moi, qu’y a-t-il dans cette Bible qui interdit à l’église de dire, je suis désolé ?
    Même Jésus, notre Seigneur, s’est repenti de ses péchés juste avant de mourir. Alors pourquoi le pape ne peut-il pas dire qu’il s’excuse pour ce qui nous a été fait ? »
    La mort en 1966 de Chanie Wenjack, 12 ans, évadée du pensionnat Cecilia Jeffrey, a donné lieu à la première enquête sur le traitement des enfants des pensionnats. Le rapport final de l’enquête est sorti en juin 2019, juste après la publication du livre de Gierak-Onoszko. « Les mots se multiplient », oui, mais que fait-on ?
    Les problèmes de traduction se glissent inévitablement dans le livre. L’auteur utilise « ocaleniec » en polonais, qui désigne quelqu’un « qui a été secouru, pour ainsi dire, par une force extérieure ». Par contre la traduction en « survivor » en anglais, fait référence à quelqu’un qui a enduré, qui a survécu. « Si les enfants des pensionnats canadiens ont survécu, c’est parce qu’ils ont résisté. Ils n’ont été sauvés par personne ; aucune aide n’est venue pour aucun d’entre eux ». « 27 s´mierci Toby’ego Obeda » sera-t-il éventuellement traduit en anglais ?

    On lira aussi deux ouvrages de Richard Wagamese, « Jeu Blanc » traduit de « Indian Horse » par Christine Raguet (2017, Zoé, 256 p.) et « Les Etoiles s’éteignent à l’Aube » traduit de « Medecine Walk » par Christine Raguet-Bouvard (2017, Editions Zoe, 312 p.). Cet auteur canadien, Ojibwé de la tribu des « Nous étions dépouillés de notre innocence, notre peuple, dénigré, notre famille, dénoncée, nos mœurs et nos rites tribaux, déclarés arriérés, primitifs, sauvages. À l longue, nous finissions par nous considérer comme des sous-humains. Ce sentiment d’être sans valeur, c’est l’enfer sur terre »Quand on t’arrache ton innocence, quand on dénigre ton peuple, quand la famille d’où tu viens est méprisée et que ton mode de vie et tes rituels tribaux sont décrétés comme arriérés, primitifs, sauvages, tu en arrives à te voir comme un être inférieur. C’est l’enfer sur terre, cette impression d’être indigne. C’était ce qu’ils nous infligeaient ».

    Son dernier roman « Keeper’n Me » (Keeper et Moi) (2006, Anchor Canada, 336 p.) trouvé à Toronto, narre l’histoire de Garnet Raven, jeune Ojibwé qui a été retiré de sa famille à l’âge de trois ans pour être placé en famille d’accueil. Il est comme tant d’autres enfants de son entourage, placé dans des familles d’accueil blanches, pour leur bien, cela va de soi. Arraché donc de la réserve de White Dog (Chien Blanc) dans le Nord-Ouest de l’Ontario, presque à la frontière avec le Manitoba, et sa capitale Winnipeg. On retrouvera le trajet de Garnet vers Kenora et Wabaseemoong (White Dog), à une heure de taxi vers le Nord dans le livre.

    « Les désarrois de l’élève Törless » de Robert Musil (1880-1942) traduit par Philippe Jaccottet (1995, Points Seuil, 237 p.). Musil est lui aussi né à Klagenfurt, puis s’est exilé en Suisse. Il n’avait que 25 ans lorsqu’il écrivit ce premier roman. Et pourtant il annonce, par la lucidité et la description des « aspects nocturnes », tout l’avenir de l’homme. Et cela se passait en 1905, donc bien avant la seconde guerre. Mais ces prémonitions, Karl Kraus (1874-1936) les avait déjà eues. Il faut (re)lire « Les Derniers Jours de l’Humanité » (version intégrale, 2005, Agone, 792 p.), traduction de Jean-Louis Besson et Henri Christophe dans lequel il décrit et analyse l’installation du nazisme dans les esprits.
    Il est vrai que le jeune Törless est fragile. Il entre dans un internat autrichien austère et huppé. Cela fait tout à fait penser au Marianum Tanzenberg. Là, il va connaître ses premiers troubles adolescents, intellectuels et charnels. Le contexte de l’époque omet soigneusement la partie ‘homosexuelle qui agite le jeune Törless. Tout reste d’une grande pudeur. « Il n’y a rien d’autre à faire, mon cher Törless ; les mathématiques sont un monde en soi, et il faut y avoir vécu très longtemps pour en comprendre tous les principes ». Si c’est le professeur qui le dit …. « Quand le professeur se tut, Törless se sentit soulagé ; depuis qu’il avait entendu se refermer la petite porte, il avait eu l’impression que les mots s’éloignaient de plus en plus… vers l’autre côté, vers le lieu sans intérêt où l’on rangeait toutes les explications justes, mais insignifiantes ».

    Publié par jlv.livres | 7 avril 2022, 07:58

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