Huit articles (1961-1984) qui fondent l’approche micro-historique développée par Carlo Ginzburg.
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Ce recueil de 1986, publié en français en 1989, et récemment réédité chez Verdier (enrichi d’une postface de l’auteur écrite en 2005), regroupe une série d’articles écrits de 1961 à 1984 par Carlo Ginzburg, l’un des principaux fondateurs et développeurs de l’école dite de la « micro-histoire ». Monstre de rigueur et d’érudition, le chercheur italien nous présente ici plusieurs des étapes-clé qui permirent le développement de cette approche renouvelant significativement les méthodes historiques. Alors que les sujets traités pourraient parfois être jugés bien arides, le style enlevé, le sens de la formule et l’incisivité de la pensée, sans jamais rien lâcher sur la rigueur, séparant toujours faits, hypothèses, analogies et interrogations, rendent la lecture joyeuse.
« Sorcellerie et piété populaire. Notes sur un procès, Modène, 1519 », extrait de la thèse de doctorat de Ginzburg, apparaît bien avec le recul comme l’article (1961) fondateur de sa démarche, notamment dans le décryptage extrêmement fin de la construction par l’inquisiteur de son interrogatoire, à partir des éléments d’accusation, et la manière dont il y intègre ses grilles de lecture pré-existantes. Un éclairage décisif sur « la nature du rapport entre sorciers et inquisiteurs » et sur l’insertion de ce lien dans les rapports sociaux de l’époque.
« De A. Warburg à E.H. Gombrich. Notes sur un problème de méthode » (1966) va extraire de la révolution en histoire de l’art introduite par Saxl, Warburg, puis Wind, Panofsky, et enfin Gombrich, à la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, en se focalisant sur la problématique de l’utilisation des témoignages iconiques comme sources historiques, des éléments décisifs pour l’utilisation rigoureuse des éléments indirects en histoire générale, et notamment sur les méthodes possibles pour éviter la « circularité » des argumentations. « Ces emprunts, cette « viscosité » extraordinaire de la tradition artistique sont réels et importants – Gombrich l’a démontré de façon définitive. Mais ils ne peuvent expliquer ni les mutations profondes survenues à l’intérieur de cette tradition ni la communication instaurée entre un artiste et son public. Gombrich le reconnaît lui-même, lorsque (…) il ajoute : « Le contexte social dans lequel cela se passe a été très peu étudié. Il est clair toutefois que l’artiste crée son élite, et que l’élite crée ses artistes ». »
« Le haut et le bas. Le thème de la connaissance interdite aux XVIe et XVIIe siècles » (1976) analyse finement le destin, à travers l’histoire, des interprétations de la phrase de l’Épître aux Romains, « Noli altum sapere, sed time », et de sa culmination à la Renaissance, pour longtemps justifier, au prix de nombreuses acrobaties, le fait que la recherche de certaines vérités, renvoyées au divin, n’est pas bonne. Un brillant exercice d’exégèse orienté vers l’évolution du rapport houleux entre science et théologie.
« Titien, Ovide et les codes de la représentation érotique au XVIe siècle » (1978) utilise la question de la peinture publique et de la peinture privée, autour des vrais et des faux interdits érotiques de l’époque, pour tracer une étape décisive dans la compréhension des liens entre culture populaire et culture élitaire, voire savante.
« Traces. Racines d’un paradigme indiciaire » (1979) est l’article-clé sans doute. Bâtissant sur l’ensemble des travaux préalables de Ginzburg, il théorise la méthode royale de la micro-histoire, cherchant des indices, des traces, des « emblèmes » dans tous les matériaux à sa disposition pour résoudre une question historique donnée, en décrivant par le menu l’apparition de cette méthode dans d’autres champs à la fin du 19ème siècle (principalement en investigation judiciaire et en littérature avec l’apparition du roman policier). Luc Boltanski, dans son récent, et superbe, ouvrage « Énigmes et complots : Une enquête à propos d’enquêtes », s’appuie beaucoup sur cet article de Ginzburg (en fait, c’est cette référence qui m’a donné envie de lire l’original de Ginzburg !).
« Mythologie germanique et nazisme. Sur un ancien livre de Georges Dumézil » (1984) constitue en quelque sorte l’application pratique de la méthode indiciaire ou « micro-historique » à un cas pratique, la compréhension et la critique du très controversé « Mythes et dieux des Germains » de Dumézil (1939), longtemps introuvable.
« Freud, l’homme au loup et les loups-garous » (1985), repartant d’éléments glanés dès la rédaction de sa thèse sur les surprenants liens entre sorcellerie en Frioul et chamanisme sibérien, montre avec brio les lacunes mythographiques d’une large partie des fondations interprétatives de Freud, qui disposait d’une abondante culture en mythologie grecque, mais était résolument ignare en matière d’autres mythes (ici ceux du monde slave), le rendant incapable de détecter chez le fameux « homme aux loups » les traces de contes et d’éléments culturels proprement slaves inclus dans son histoire (le « malade » était lituanien).
« Réflexions sur une hypothèse vingt-cinq ans après » (2005), enfin, constitue la postface et la lumineuse mise en perspective de la fondation de l’approche indiciaire et micro-historique.
Un recueil précieux par son intelligence, son éclectisme, sa rigueur et sa curiosité explicative inlassable.
L’excellent recension d’Annie Collovald dans Politix en 1989 est disponible sur Persée, ici, avec cette belle introduction : « Et si l’historien était un chasseur ? Et si l’histoire était un boulevard du crime arpenté par une sorte de détective équipé d’un attirail somme toute élémentaire : œil intrépide et regard averti pour munitions, doutes et soupçons en tout genre pour armes. Sherlock Holmes n’est pas loin, attentif aux indices négligés par les inspecteurs officiels, qu’il examine à la loupe : affaire d’accommodation. »
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