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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Rendre le monde indisponible » (Hartmut Rosa)

Une disponibilité du monde jamais atteinte auparavant et une frustration pourtant toujours accrue : un questionnement ambitieux et puissant autour d’un paradoxe contemporain apparent.

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Vous rappelez-vous encore cette fin d’automne ou cet hiver de votre enfance où vous avez vu pour la première fois la neige tomber ? C’était comme l’irruption d’une autre réalité. Quelque chose de farouche, de rare, qui vient nous visiter, qui ploie et transforme le monde autour de nous, sans que nous y soyons pour quoi que ce soit, comme un cadeau inattendu. La neige est littéralement la forme pure de la manifestation de l’indisponible : nous ne pouvons pas entraîner sa chute ou dicter sa venue, pas même la planifier à l’avance avec certitude, du moins pas sur la longue durée. Et plus encore : nous ne pouvons pas nous rendre maîtres de la neige, nous l’approprier. Quand nous la prenons en main, elle nous glisse entre les doigts, quand nous la rapportons à la maison, elle fond et, si nous la plaçons dans le congélateur, elle cesse d’être de la neige. C’est peut-être pour cette raison que tant de personnes – pas seulement les enfants – éprouvent l’ardent désir de la voir tomber, en particulier à Noël. De nombreuses semaines à l’avance, on harcèle les météorologues jusqu’à ce qu’ils nous répondent : y aura-t-il des flocons cette année ? Quelle en est la probabilité ? Et, bien entendu, les tentatives de rendre la neige disponible ne manquent pas : les stations de sports d’hiver font leur publicité en promettant des pistes blanches et certifient leur domaine « enneigement garanti ». Elles y contribuent à l’aide de canons à neige et mettent au point de la neige artificielle qui tient encore à 15 °C au-dessus de zéro.
Le drame du rapport moderne au monde se reflète dans notre rapport à la neige comme dans une boule de cristal : l’élément culturel moteur de cette forme de vie que nous qualifions de moderne est l’idée, le vœu et le désir de rendre le monde disponible. Mais la vitalité, le contact et l’expérience réelle naissent de la rencontre avec l’indisponible. Un monde qui serait complètement connu, planifié et dominé serait un monde mort. Ce n’est pas une découverte métaphysique, mais une expérience quotidienne : la vie s’accomplit dans l’interaction entre ce qui est disponible et ce qui, tout en restant indisponible pour nous, nous « regarde » pourtant. Elle se produit en quelque sorte sur cette ligne frontière.

Diplômé de sciences politiques et de philosophie, docteur en sciences sociales et professeur de sociologie à l’université d’Iéna depuis 2005, Hartmut Rosa travaille depuis plusieurs années sur divers phénomènes sociaux et psychologiques liés à l’accroissement des dimensions de vitesse et d’accélération au sein du capitalisme tardif. Retrouvant dans les modes, mêmes atténués, de culte de la vitesse contemporains, y compris sous certains déguisements conceptuels, une forme marquée d’aliénation, il tente d’en ausculter les modalités et les conséquences. Après « Accélération : une critique sociale du temps » (2005) et « Résonance : une sociologie de la relation au monde » (2016), il poursuit à présent cette exploration autour des concepts de disponibilité et d’indisponibilité – et de la manière dont ils structurent les pensées et les actes. « Rendre le monde indisponible » a été publié en 2018 et traduit en français en 2020 par Olivier Manonni chez La Découverte.

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Et une première thèse directrice que je voudrais déployer dans cet essai pose que, pour les sujets de la modernité tardive, le monde est purement et simplement devenu le point d’agression. Tout ce qui apparaît doit être connu, dominé, conquis, rendu utilisable. Formulé abstraitement, cela paraît de prime abord banal. Mais ça ne l’est pas. Derrière ce constat se dissimule une refonte insidieuse de notre rapport au monde qui remonte loin sur le plan historico-culturel et économico-institutionnel, mais accède à une nouvelle radicalité au XXIe siècle, notamment avec les possibilités techniques offertes par la numérisation et par les contraintes politico-économiques d’extension et d’optimisation du capitalisme financier et de la compétition débridée.
J’exposerai cette thèse plus en détail dans les pages qui suivent, mais j’aimerais l’illustrer dès à présent à travers quelques exemples. Prenons le rapport à notre propre corps. Tout ce que nous en percevons a tendance à être placé sous la pression de l’optimisation. Nous montons sur la balance : il faudrait perdre du poids. Nous nous regardons dans un miroir : il faut faire disparaître ce bouton, effacer cette ride. Nous prenons notre tension : il faudrait la faire baisser. Le nombre de pas dans la journée : il faudrait l’augmenter. Le niveau de glycémie, le tour de poitrine, etc. ; tout cela, nous le rencontrons toujours sous forme d’une injonction d’amélioration, même si nous pouvons ignorer ou refuser l’injonction en question. Nous devrions par ailleurs aussi être plus sereins, plus détendus, plus attentifs et plus conscients de notre environnement, etc. Et ce que nous rencontrons en dehors de nous-même revêt également ce caractère d’exhortation : il faut escalader des montagnes, réussir des examens, progresser dans sa carrière, faire des conquêtes amoureuses, visiter et photographier des lieux (« Il faut avoir vu ça »), lire des livres, voir des films, etc. Même là où nous ne donnons pas du tout l’impression d’être animés d’un esprit de « conquête », on distingue cette attitude de manière non seulement latente, mais également manifeste : au club Ballermann 6 de Palma de Majorque, il faut « anéantir » ou « liquider » les rangées de verres ou les seaux d’alcool, et, dans le chœur, il s’agit par exemple de « maîtriser » (sans erreur) « ce compositeur difficile qu’est Mendelssohn ». La vie quotidienne des sujets moyens de la modernité tardive dans les zones que l’on attribue au monde dit « occidental et développé » se concentre et s’épuise de plus en plus dans le traitement de to-do lists exponentielles et les mentions que l’on porte sur ces listes définissent les points d’agression sous la forme desquels nous rencontrons le monde : les courses, le coup de téléphone à la tante dépendante, la visite chez le médecin, le travail, la fête d’anniversaire, le cours de yoga : régler, approvisionner, évacuer, maîtriser, résoudre, accomplir.
Arrivés à ce point, nous sommes certes enclins à poser cette question : n’est-ce pas ordinaire ? N’en a-t-il pas toujours été ainsi ? Le monde et la réalité ne nous apparaissent-ils pas toujours, à nous, humains, comme une résistance ? Cette normalisation et cette naturalisation d’un rapport agressif au monde constituent, telle est ma thèse, le résultat d’une formation sociale qui se fonde, structurellement, sur le principe d’une stabilisation dynamique et, culturellement, sur celui d’une augmentation continuelle de sa portée. Cette formulation paraît compliquée, et pourtant les réflexions qui la sous-tendent sont tout à fait simples.

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En dix chapitres, Hartmut Rosa parcourt sa thématique connectée, entre philosophie et sociologie, d’un pas alerte, et d’une écriture remarquablement accessible, sans pour autant consentir de concessions conceptuelles visant uniquement à favoriser la digestion. En travaillant « Le monde comme point d’agression », il peut mettre à jour « Quatre dimensions de la disponibilité », aborder « Le revers paradoxal » (que constitue « le recul énigmatique du monde ») et remettre en situation et en perspective la notion de résonance abordée précédemment, pour la confronter désormais à la disponibilité et à l’indisponibilité du monde (« Le monde comme point de résonance » et « Cinq thèses sur la disponibilité des choses et sur l’indisponibilité de l’expérience »).

De fait, le combat ubiquitaire pour le pouvoir peut être compris à tous points de vue comme une lutte pour parvenir à disposer du monde et donc pour y accéder : peu importe qu’il s’agisse d’un pouvoir de commandement direct, de ressources économiques, de droits de propriété ou d’autres formes de domination, le pouvoir se manifeste toujours chez son détenteur dans l’extension de son propre accès au monde, souvent aux dépens de tiers, même s’il n’est pas rare que l’accès au monde individuel de ces tiers passe partiellement ou totalement sous leur contrôle et sous leur pouvoir de disposition respectifs.

Il peut ensuite, en passant en revue les points d’ancrage de la quête contemporaine de disponibilité et les frustrations qu’elle engendre mécaniquement (« Rendre disponible ou laisser advenir ? Le conflit fondamental illustré par six étapes de la vie » et « La mise à disposition comme nécessité institutionnelle : la dimension structurelle du conflit fondamental ») orienter une conclusion provisoire dans le sens d’une confrontation fatale au désir (« L’indisponibilité du désir et le désir de l’indisponible ») – et d’une affirmation en forme de questionnement du statut actuel de l’indisponibilité (« Le retour de l’indisponible sous forme de monstre »). En 130 pages, Hartmut Rosa nous offre ainsi un questionnement bouillant et incisif, original et puissamment motorisé, pour fonder en raison et évaluer quelques pistes essentielles à construire hors d’une frénésie délétère qui nous accable.

Ce petit livre et en particulier sa fin pessimiste ne constituent certainement pas un verdict définitif ni le dernier mot pour déterminer où passe la limite entre le disponible et l’indisponible, ou pour définir la bonne manière d’aborder l’indisponible du point de vue social. Ce n’est qu’une première tentative d’appréhender quelque chose que je crois pouvoir identifier comme une contradiction fondamentale de la modernité ; c’est une étape dans la réflexion sur le rapport entre la résonance et la disponibilité, étape peut-être susceptible d’éclairer les problèmes aussi bien politiques que personnels de notre quotidien, de même que les combats intérieurs et extérieurs que nous menons chaque jour. Il est possible qu’il contribue à expliquer d’où proviennent la frustration et la colère qui s’expriment contre la vie et la société, ainsi que le désespoir que nous inspire un monde qui, pourtant, nous est ouvert et disponible dans une mesure qui n’a pas de précédent historique. Tous ces phénomènes ne tiennent pas à ce qui nous est toujours refusé, mais à ce que nous avons perdu parce que nous en disposons et que nous le dominons.

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