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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Ustrinkata » (Arno Camenisch)

Un chef-d’oeuvre de poésie du quotidien et de la mémoire s’étendant loin au-delà du bistrot, au fond du canton des Grisons, à boire naturellement d’un cul sec.

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Comment ça de l’eau, dit la Tante à la grande table des habitués dans l’Helvezia, elle fixe l’Alexi, mais t’es marteau. Elle secoue la tête et glisse une Mary Long entre ses lèvres, ça j’irai pas te chercher de l’eau, vas-y toi-même si vraiment t’y tiens, tu sais où sont les verres hein, elle prend une allumette dans la boîte sur la table et elle allume sa Mary Long. L’Alexi veut se lever, le Luis lui saisit le bras, toi tu restes assis, ici personne boit de l’eau, on est pas tombé si bas, t’en veux une sur la tronche ou quoi, peut-être bien que ça veut te remettre les idées en place. Ideas da Coifförs, dit l’Otto, il caresse sa barbe. Il a une barbe comme une pelle. Ç’a pas encore neigé par-là hein, va donc aller plonger ta tête dans un seau que ça la refroidisse un coup, tu verras comme les fantômes se font la malle, nomdedieu. La Tante coince sa Mary Long dans le cendrier Calanda, elle se lève et va derrière le comptoir. Elle pose une chope devant l’Alexi, viva elle dit, et elle reprend sa Mary Long dans le cendrier, toute sa vie il a bu de la bière et voilà qu’il veut de l’eau, tu veux te tuer ou bien, elle s’assied. Idées de plouc oui, aussi longtemps que je vivrai, personne boira de l’eau ici, dit le Luis, ici c’est de l’or qu’on boit basta, allez, bois. Il a une paire de jumelles autour du cou et un bouquetin sur la manche gauche de sa veste de ski bleue. La radio à l’antenne pliée grésille sur le comptoir.

La haute vallée du Rhin, dans le canton suisse des Grisons, où se parlent l’allemand, l’italien et le romanche. Tavanasa, un village entre fleuve et haute montagne. La table des habitués d’un bistrot séculaire, l’Helvezia, dont c’est « le dernier soir ». Ils sont toutes et tous là, ensemble ou successivement : la Tante qui officie devant et derrière le comptoir, l’Alexi qui prétend boire de l’eau, l’Otto (et sa poignée de porte des toilettes), le Luis, la Silvia, la grand-mère (somnambule à ses heures), le Romedi, le Gion Baretta, ou encore le Giacasepp. Ce soir, tout doit disparaître : les stocks de café, de cigarettes et surtout d’alcool (bière, schnaps, piccolo), désormais inutiles et pourtant précieux, mais aussi, sans doute, ceux d’anecdotes et d’histoires qui les rattachent, elles, eux et le lieu de ce théâtre d’ombres improvisé, à un passé qui semble vouloir tout juste finir de s’enfuir, alors que la pluie, dehors, persiste.à supplanter la neige en plein mois de janvier et que le roc Ochli qui domine le village pourrait bien menacer de s’effriter lui aussi, bientôt.

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Vous avez vu un peu le Rhin, demande l’Otto, c’est quelque chose quand même, la grosse pierre elle est dans l’eau jusqu’à mi-hauteur, et s’il continue à pleuvoir comme ça, alors adieu. Il boit. En 1985, dit le Luis, la grosse pierre était presque entièrement sous l’eau nomdebleu et ici dedans on était assis avec de l’eau jusqu’au genou, c’était en 1987, dit la Tante, on aurait pu chercher de l’or sous cette table, dit l’Otto, y serait sûrement resté quelques mâchoires avec des dents en or coincées dans la passoire, après que Dieu il avait délavé pareil les pentes et que l’eau avait déferlé sur le cimetière, quand le mur a fichu le camp, ça t’a droit soulevé la moitié des tombes, elles ont été emportées en bas du village. Ça, la fortune que la Filomena elle avait dans la bouche, dit le Luis, j’en aurais bien eu besoin à l’époque, la moitié de mes veaux noyés dans la crue, que j’ai presque dû arrêter de faire paysan après. Contre les trompettes de Dieu y a rien à faire, dit l’Otto, le Luis prend du tabac à priser dans la poche de son pantalon, et les gens qu’étaient sur le pont à regarder comme des Japonais, il renifle le schnouff, bouah, tu veux aussi, l’Otto tend le dos de sa main, regarder ça veut pas forcément dire qu’on voit, dit l’Otto, le Luis remet la boîte dans sa poche, ma grand-mère elle a été emportée avec, il dit, quand on l’a remarqué c’était trop tard. Oha, dit l’Otto et il sort son torche-morve de sa poche de pantalon.
La Tante replace dans l’armoire l’article sur la chute de pierres. La porte de la cuisine s’ouvre et la Grand-mère apparaît sur le seuil. Dans sa main, elle a sa fiole d’eau bénite et dans la bouche une cigarette. Laisse voir ça, dit la Tante, elle lui enlève la cigarette de la bouche. La Grand-mère boitille jusqu’à la table, la Tante la soutient, qui donc qu’est mort aujourd’hui demande la Grand-mère en faisant un signe de croix. Personne, dit la Tante, assieds-toi maintenant. La Tante va derrière le comptoir lui servir un schnaps. Tu vois, dit l’Otto, bientôt cent ans et pourquoi crois-tu, il toque sur la table et désigne l’Alexi, un kirsch aux vêpres et tu restes frais comme une pantoufle. Tu peux toujours verser une gouttelette d’eau bénite dedans si c’est pour ton orapronobis, mais rien que de l’eau ça veut pas suffire, qu’est-ce que tu crois si la vieille buvait que de l’eau bénite, dit l’Otto, je te le dis, transparente comme le verre qu’elle serait. La Grand-mère remet la fiole dans la poche de son tricot et goûte le schnaps. Mon arrière-grand-mère elle a vécu jusqu’à 103 ans et elle a honoré le schnaps jusqu’au bout, dit la Silvia, elle recrache la fumée, à peine si elle pouvait se tenir debout, marcher plus du tout ni parler ni voir, rien, et à la fin elle entendait plus tant bien non plus, mais elle est toujours restée fidèle à son schnaps jusqu’au jour crucial, et probablement qu’au ciel elle le négocie pas plus que tant, son schnaps. Ça, sûr qu’elle serait pas devenue vieille comme le pain et le lait sans ça, dit le Luis. Le jour où elle a fêté ses cent ans le Pfaff, c’était encore le vieux Josefi, il a fait dire une messe pour elle, à la Sainte-Marie mère de Dieu et tout son ontourasch, pour qu’elle puisse mourir en paix. Mais qu’est-ce que tu crois, elle a quand même rempilé pour trois ans, la sainte-trinité, exprès pour emmerder. 103 ans, mi-morte, mi-pierre. Qué, demande la Grand-mère.

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Unité de lieu assurément, unité d’inaction selon toutes apparences, unité de temps malmenée par les souvenirs et prête à voler en éclats sous les vrais-semblants digressifs : la pièce de théâtre populaire qui se joue sous nos yeux ébahis, avec ses didascalies intégrées dans le souffle même des récits de chacun, avec ses reprises de parole et ses interruptions hasardeuses et nécessaires, vibre d’une poésie intense, rusée et néanmoins immédiate, rythmée par les libations réflexes et les bouffées mécaniques, par la précision des boissons avalées et des marques de tabac fumées, aussi. « Ustrinkata », qui pourrait se traduire plus ou moins librement, semble-t-il, par « La dernière tournée » ou « Le dernier verre », se boit d’un cul sec – comme il se disait dans certains alpages – avec ses 90 pages, mais se savoure très longtemps, par la grâce de la langue presque incantatoire – sous un magnifique faux air aviné – d’Arno Camenisch, mais aussi de la traduction de Camille Luscher qui a su donner à cet allemand savamment mâtiné de romanche une tonalité unique en un français habilement bigarré d’idiomatismes originaux. Publiée en 2012, traduite en français en 2020 chez Quidam éditeur, troisième tome quasiment indépendant d’une très souple « trilogie grisonne », cette veillée d’armes entre pour moi directement dans la petite catégorie des chefs-d’œuvre à dévorer (ou à boire) absolument.

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La Tante apporte un autre piccolo au Luis, ti eis blaichs, t’es tout pâle, elle dit. Comme s’il venait de toucher les couilles du curé, dit l’Otto en caressant sa barbe. Avant-hier, je suis allé à l’enterrement du fossoyeur d’Ilanz, dit le Luis, il avait fini par se calmer, mais jusqu’à tard il a bu comme un bœuf tant qu’il pouvait, quantitads diabolicas, et rien que du schnaps maison, sa vie durant, on veut au moins savoir ce qu’on boit, qu’il disait. Va t’étonner qu’il ait une si bonne descente, dit la Silvia, sûrement qu’on aurait fait pareil, imagine un peu comme ça schlingue, avec ça les spirites qui te tourneboulent la tête, nuit et jour, qui te torturent. T’as pas tort, dit le Luis, il s’essuie la bouche du dos de la main, moi aussi je picolerais si je devais faire le tour des morts, tu picoles déjà à l’idée d’aller au lit chez toi, dit l’Otto. Quand le Luis parle, les jumelles bougent à son cou. Ce fossoyeur d’Ilanz, c’est ce que je voulais raconter, dit le Luis, une fois il a creusé une tombe en buvant avec un tel zèle qu’il s’est droit endormi. Et l’après-midi, quand toute la bande est arrivée avec le mort, le curé a vu le fossoyeur au fond de la tombe et il a dit : on sort les vivants avant d’y mettre les morts.

Il faut lire le superbe entretien de l’auteur avec Isabelle Rüf, dans Le Temps (ici), et les belles chroniques de La viduité (ici) ou de la librairie Ptyx (ici).

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Discussion

9 réflexions sur “Note de lecture : « Ustrinkata » (Arno Camenisch)

  1. commentaire (qui n’a rien a voir)
    je viens de finir un long post sur Karl Kraus (qu’il me parait urgent de lire ou relire)
    entre autres une mise en scene avec des rats
    Deborah Sengl « The Last Days of Mankind » (2018, Doppelhouse Book, 176 p.).
    https://doppelhouse.com/tag/the-last-days-of-mankind/

    une merveille surtout d’autres oeuvres de Deborah Sengl Via Dolorosa
    http://www.deborahsengl.com/via-dolorosa/

    c’est tout, mais c’est beau

    Publié par jlv.livres | 2 juin 2020, 09:56
  2. je joins le commentaire plus ample, après lecture de l’oeuvre de Deborah Sengl

    pour ce qui est de l’oeuvre de Karl Kraus, je verrai peut être après contact avec les Editions Agone

    Je ne résiste pas non plus à signaler le superbe ouvrage illustré de Deborah Sengl « The Last Days of Mankind » (2018, Doppelhouse Book, 176 p.). De magnifiques illustrations et photos couleurs tirées de la pièce de Kraus « Les Derniers Jours de l’Humanité ». Sauf que. Les personnages sont des rats taxidemisés, 174 blancs et 2 noirs en tout, d’à peu près tous la même taille, présentés en 44 scènes. Les deux rats noirs symbolisent la monarchie déclinante des Habsbourg et le narrateur (Karl Kraus).
    Deborah Sengl, artiste viennoise née en 1974, a passé près de deux ans à traduire le texte de Karl Kraus dans son propre langage visuel. Au lieu de mots qui jouent le rôle principal dans la pièce alors que l’action est relativement faible, elle présente des structures et des formes. Comme un dramaturge, elle remplace tous les rôles par des rats taxidermisés. Ils sont tous blanc, et. Karl Kraus devient le « mouton noir ». Il ne participe pas à l’euphorie suscité par la guerre et au bellicisme ambiant. Il reste éternellement un rat. Les animaux sont en groupes et par paires. Ce sont des sociétés de rats. Les dessins en arrière-plan ainsi que les objets usuels (meubles, journaux, habits, armes) permettent aux visiteurs qui ne connaissent pas Kraus d’identifier les scènes. Deborah Sengl a même imaginé et peint le drapeau noir, blanc et rouge de la monarchie KK. Sengl l’interprète comme le noir du pelage du poète, un peu d’urine et le rouge du sang.
    La préparation des scènes, les costumes et les pose des rats, de même que les méticuleux détails miniaturisés – facsimilés des journaux d’époque, le chapeau d’un industriel et sa cravate, les bagages de voyageurs, les fusils des soldats de l’infanterie, et même un minuscule obusier cher à Alice Schalek. Tout est fait pour garder le souci des détails cher à Karl Kraus. Le cadre et l’arrière-plan sont illustrés de dessins qui permettent de resituer les scènes. Les têtes des rats sont de plus façonnées de telle sorte qu’elles représentent les défauts, plus ou moins linguistiques des physionomies des personnages, contaminées par le langage belliciste que Kraus condamnait.
    Superbe livre donc, avec d’un côté les dessins préparatoires, et de l’autre les réalisations avec les rats taxidermisés. Deux petits textes introduisent et explicitent les œuvres. Le banquet final des officiers allemands et autrichiens est traité sous forme de six planches en couleurs où tout est dit sans paroles. Superbe travail. Parmi les autres œuvres de Deborah Sengl, je n’ai pas résisté au tableau « Via Dolorosa » de 2012, qui représente un poulet crucifié sous l’inscription « KFC » qui remplace les 4 lettres habituelles. Ce n’est pas plus iconoclaste que la statue en cire « Nona Hora » de l’artiste italien Maurizio Cattelan qui représente la réponse du ciel au « Eli, Eli, lama sabachthani ? » de la neuvième heure.

    Publié par jlv.livres | 2 juin 2020, 16:37

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