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Notes de lecture 2021, Nouveautés

Note de lecture : « La dernière neige » (Arno Camenisch)

La saga alpestre de la haute vallée suisse du Rhin continue, folle symphonie jazz à l’accent unique dont ce quatrième épisode se passe en hiver, au pied des pistes.

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Orapronobis, le vieux là-haut dans le ciel il prend son temps cette année, sacrediu, s’il pouvait tomber un peu de neige ce serait pas fâcheux, dit Paul en regardant le ciel, mais saint Petrus, cet âne, il nous nargue, et son boss l’a autre chose à faire. Il est debout devant la cabane du téléski, la main en visière, un bonnet de laine sur la tête. Le ciel est bleu acier, le soleil se lève. Qu’est-ce que tu veux faire aussi, l’est bien tombé un petit quèqu’chose, faut prendre ce qui vient, dit Georg en redressant sa casquette, ça veut encore venir, mais on peut pas non plus faire des tours de passe-passe. Il porte une veste de ski élimée et il a un seau rouge à la main. Au moins y a une petite couche, ça fait plus hiver comme ça, un peu de sucre sur les sommets, c’est déjà ça, ou bien ? Le Tout-Puissant, il s’est peut-être découragé, dit Paul, ou alors faut se mettre à genoux pour avoir de la neige, ça se fait presque plus rare que la cocaïne. L’année prochaine, on fera comme les Autrichiens, tiens, à la fin de saison on enroule la neige comme un tapis et on la range dans un bunker – et quand le mois de novembre aura giclé octobre du balcon et que faudra recommencer à porter des gants pour conduire nos boguets, hop, on sort la vieille neige du hangar et on la déroule, personne y verra rien que du feu si on remet un peu de neige de l’an dernier, à qui ça viendrait à l’idée, et c’est noté nulle part que c’est interdit ou bien, en Autriche aussi ils trichent. Georg pose le seau rouge à côté de Paul et sort une cigarette de la poche de sa veste de ski, il l’allume, hm. Et si on se fait tchoper, dit Paul en regardant le ciel, on fait les morts. Madre mia, dire qu’il nous faut encore vivre ça. Oups, la cigarette m’en tombe des lèvres, dit Georg, et il baisse les yeux sur la neige à ses pieds.

Habitants d’un petit village de la haute vallée du Rhin, au cœur du canton suisse des Grisons, entre Autriche et Italie, Paul et Georg sont employés, en hiver, au téléski qui dessert plusieurs pistes du domaine skiable local. Alors que la neige se fait désormais souvent plus hésitante que quelques années auparavant, assez peu bousculés par les clients toujours trop rares de leur remontée mécanique, ils refont chaque jour paisiblement le monde, ici et ailleurs, confrontant les us et coutumes de la vallée et de ses natifs au bruit du vaste monde qui leur parvient, comme tout un chacun, par les médias et par les rencontres extérieures. Quotidien à l’horaire toujours incertain, rythmé par la nature, la météorologie et la vie matérielle, le jour s’égrène parmi les souvenirs, les considérations doucement rageuses ou malicieusement tempérées, les coqs-à-l’âne savoureux, les piques discrètement assassines, les postures secrètes et les rêves de sept lieues. Personnages superbement infra-ordinaires mais prenant progressivement sous nos yeux à chacune de ces 100 pages leur stature véritable de géants secrets, presque mythologiques, Paul et Georg attendent le chaland et éclairent le monde, le leur comme le nôtre.

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Georg est assis sur le banc devant la cabane et il tripote les boutons de la radio à l’antenne cassée. Paul regarde le thermomètre accroché au mur. Un peu chaud pour dire que c’est l’hiver, tu crois pas ? il demande en retirant son bonnet de laine. Il tapote le verre du doigt. Oh, ça c’est un vieux thermomètre, dit Georg en continuant à tourner le bouton de la radio, une tortue ce truc, qui affiche les températures avec deux jours de retard, il est sûrement déjà kaputt. T’en es bien sûr ? demande Paul, j’en serais pas si sûr qu’il est foutu, d’un autre côté c’est quasi pas possible que ce soit correct ce qu’il m’affiche là, on est quand même en hiver, et en hiver on a quand même pas des montées pareilles, ou alors c’est que le diable a mis un peu trop de charbon. Il se frotte la joue, décroche le thermomètre, le secoue et le tient contre son oreille. Ça nous ferait presque penser que ça se réchauffe comme disent les grenouilles de la météo à la télé, mais l’autre, de la Merica, là, la tête de nœud avec ses cheveux jaunes, il continue à dire dur comme pierre que c’est des foutaises. Comment qu’il fait pour avoir toujours cette même frisure tous les jours, ça c’est étonnant en tout cas. Georg tient la radio contre son oreille, ça grésille. Et le rien de neige qu’on veut bien nous accorder, eh ben elle fond comme un cœur de jeune fille devant Elvis, dit Paul, y a plus que sur les affiches qu’on voit vraiment de la neige pour finir, je veux même pas repenser au temps qu’on était gamins et qu’on avait pas école pendant des semaines parce qu’il y avait tellement de neige qu’on pouvait plus sortir de la maison, la première, elle arrivait en novembre au plus tard, et en avril il neigeait encore. Des murs de neige comme les immeubles de Parigi, comment tu veux dire ça à tes petits-enfants maintenant, ils croiraient direct que tu fabules, quand aujourd’hui faut se mettre à genoux et remercier le ciel et toutes les bonnes sœurs si à Noël il t’est tombé un brin de poudre, ouais, c’est tout de même devenu une curieuse histoire cette neige, ah ça c’est sûr. Georg se gratte l’arrière de la tête. Et puis tu as toujours ces paillasses qui osent encore prétendre que la météo elle serait exactement la même qu’il y a cinquante ans, il secoue la tête, si ça continue comme ça, ce sera bientôt le Maroc ici. Là-bas aussi on peut skier, dit Georg. Paul le regarde d’un air surpris, t’en es bien sûr ? Mais oui, sûr, dit Georg en opinant du chef. Ah foutaises, dit Paul, comment tu veux t’imaginer ça quand tu peux même pas luger là-bas en face, au Schneckenhof dans la Forêt-Noire, ou bien ? S’il veut déjà plus neiger ici, à qui que ça viendrait à l’idée d’aller en vacances de ski au Maroc. Georg pose la radio sur ses genoux et sort une cigarette de son paquet, évidemment qu’on peut faire du ski là-bas, il cherche ses allumettes. Y a quelqu’un qui vient, dit Paul, l’index tendu. Georg lève la tête, la cigarette lui tombe des lèvres. Ils font rapidement le tour du banc et entrent dans la cabane pour se poster derrière la vitre.

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Depuis 2009, Arno Camenisch nous régale régulièrement des épisodes de fantasmagorie ordinaire issus de la vie, racontée et vécue, d’un petit village de la haute vallée du Rhin, dans le canton suisse des Grisons. Après « Sez Ner » (2009), qui mettait en scène l’alpage en été, ses mystères et ses divers animaux et humains dont prendre soin, « Derrière la gare » (2010), qui décryptait savoureusement le village à hauteur d’enfant, et « Ustrinkata » (2012), qui liquidait cul sec les stocks d’un café condamné à la fermeture (dont on apprendra ici, comme incidemment, bien des éléments de contexte jusqu’alors secrets), « La dernière neige » (2018) est la quatrième installation en français de cette saga extraordinaire. Publiée chez Quidam, à nouveau, en novembre 2021, elle brille toujours autant du talent de la traductrice Camille Luscher pour nous rendre la magie de cette langue rocailleuse et fluide, dont le flot suisse allemand intègre si volontiers les trouvailles locales empruntées à l’italien, au français et au romanche lui-même, dans ce canton si paradoxal, bout du monde engoncé dans les montagnes et carrefour authentique de quatre aires linguistiques bien spécifiques. Il faut se plonger encore et encore, avec délices, dans ce tourbillon d’humour malicieux, intellectuel et matériel, qui évoque bien entendu, à l’autre bout des Alpes centrales, celui du F’Murr du « Génie des alpages » (1973-2007), dans ce je-ne-sais-quoi et ce presque-rien qui, pourtant, déplacent en beauté notre rapport au monde, et inscrivent désormais ce minuscule coin de Suisse alpine, multinationale et faussement recroquevillée sur elle-même, cassant les codes des clochers identitaires pour mieux y dérouler un local universel (on se souviendra ainsi des mots cruels et malicieux de Lyonel Trouillot, en Haïti, à propos de sa « Parabole du failli« , à écouter ici), parmi les hauts lieux de la littérature mondiale.

Paul est dans la cabane occupé à faire reluire la coupe de championnat avec un chiffon blanc. Georg ouvre des poires en conserve. Sur le mur, l’horloge indique deux heures dix. Faudrait inventer un ouvre-boîte ou un truc dans le genre, dit Georg en brandissant l’ouvre-boîte, on serait riches. Comme l’autre de Davos, dit Paul en arrêtant de polir, Alfred ou Anton ou Anselm qu’il s’appelait. Il secoue son chiffon, il doit y avoir un sacré bon air là-haut, ils se sont pas contentés de construire le premier téléski du monde, y en a pas mal d’autres à qui la chance a souri, me demande pas pourquoi, quand on pense que Davos veut dire derrière en romontsch, en tout cas l’autre là, l’Alberto, c’est ça que je voulais raconter, il a inventé l’économe Rex, pour éplucher, et il a fait des millions avec ça, mais me demande pas comment prononcer son nom de famille, c’est un truc à se démettre la mâchoire tellement c’est complicau, ça oui, les derniers, on les retrouve souvent tout devant, mhm. Georg redresse le couvercle de la boîte de conserve et pose l’ouvre-boîte. Même sur les billets de cinquante francs y a une femme de Davos, avec sa photo, dit Paul, elle a un choli chapeau, un comme Claire en portait aussi. Mais c’est pas encore aujourd’hui qu’on deviendra millionnaires. Il souffle de la buée sur la coupe et frotte avec son chiffon, par la fenêtre on voit la neige tomber. Tu en veux aussi ? demande Georg en lui tendant les poires en conserve.

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