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Notes de lecture 2020, Nouveautés

Note de lecture : « Qui a fait le tour de quoi ? – L’affaire Magellan » (Romain Bertrand)

Un moment exemplaire d’Histoire, pour confronter la légende dorée aux sources historiques occultées et aux réalités imperméables au storytelling des grandes découvertes coloniales.

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Magellan…
Magellan, c’est la statue du Commandeur, une vie majuscule, le nom donné à un détroit du bout du monde et à une sonde spatiale lancée vers Vénus en 1989. Un nom qui dit les confins, les limites repoussées, l’impensable accompli.
Un nom, aussi, qui suffit à faire surgir les « Grandes Découvertes », c’est-à-dire l’idée arrogante que l’Europe s’est longtemps faite d’elle-même, de son excellence, de sa précellence – l’un des premiers maillons de la généalogie à fil tendu de notre orgueil.
Mais qui est vraiment Fernand de Magellan ?
Il est toujours plus facile de poser des questions simples que d’y répondre. Magellan c’est une vie majuscule, oui, mais des archives minuscules, du moins dès qu’il est question de l’homme et pas seulement de son exploit.

L’historien Romain Bertrand, membre du laboratoire de recherche CERI et spécialiste des dominations coloniales européennes en Asie, avait offert six lectures aux participants du Banquet du Livre de Lagrasse, à l’été 2019. Pour celui qui avait dirigé et coordonné l’année précédente la monumentale « L’exploration du monde – Une autre histoire des Grandes Découvertes » (Seuil, 2019), cette conférence à épisodes était l’occasion d’une singulière plongée dans l’exploitation profonde et objective des archives, dans la manière dont, selon le mot déjà ancien de Paul Veyne, « on écrit l’Histoire », et, retravaillant toujours les avancées décisives, également anciennes, de Nathan Wachtel, de confronter le récit des vainqueurs (« réels » ou autoproclamés) à celui des réputés vaincus (fût-ce par une relecture indirecte de leurs traces). La mythique course autour du monde de l’expédition Magellan, à travers ces six communications rassemblées en un solide recueil aux éditions Verdier, en mars 2020, prend ainsi forme sous nos yeux en tant qu’expérience rare et intense de confrontation d’un storytelling épique et millénaire à des éléments authentiques beaucoup plus prosaïques et beaucoup moins glorieux.

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L’épopée des Indes, c’est cela : l’idée que durant près d’un siècle, toutes les navigations sont pensées et accomplies dans un seul et même but – rallier l’Inde, puis, surtout, l’empire du Grand Khan, dont Marco Polo a vanté les merveilles.
Et pour prouver la continuité de cette ambition, les chroniqueurs lisboètes transforment l’un des fils du roi Jean Ier de Portugal, l’infant Henri, en un personnage truculent : « Henri le Navigateur ». Mais « Henri le Navigateur » n’a jamais vraiment navigué. Tout au plus a-t-il traversé le détroit de Gibraltar puis financé, une fois devenu gouverneur de l’Algarve, certaines expéditions sur la côte ouest de l’Afrique. Et ce non pas pour remplir les blancs des portulans, mais simplement parce qu’il avait obtenu du pape le droit d’en tirer bénéfice. Son frère Pierre, lui, a voyagé loin – mais pas en direction de l’Asie : jusqu’au Danube, en passant par l’Angleterre.
Alors oui, ce sont peut-être les deux infants qui ont persuadé leur père de la nécessité de la conquête sabre au clair de l’enclave de Ceuta, sur les côtes marocaines. Mais il n’en allait de rien d’autre, semble-t-il, que de leur soif de titres. Ce que jeunesse veut…
Car pour les chroniqueurs de l’expansion portugaise, tout commence par la prise de Ceuta, en 1415, et tout s’achève avec l’arrivée de Vasco de Gama à Calicut, en 1498. Madère en 1419, les Açores en 1427, le cap Bojador, au sud du Sahara, en 1434, le Sénégal en 1441, la Guinée en 1450 : une progression par sauts de puce, en bordure de l’Atlantique Nord, à la lisière de ce que l’on appelle encore la « mer des Ténèbres ». Les caravelles ondoient le long des côtes, se faufilent dans les estuaires. Un peu d’or, beaucoup d’ivoire – des esclaves, déjà.
Pourtant, cette idée d’un grand plan, d’un dessein univoque obstinément poursuivi quatre-vingts ans durant, cette idée ne tient pas. La prise de Ceuta et des places fortes côtières du Maroc n’est en aucune façon la « phase 1 » d’un projet de conquête de l’Asie.
Quand on va voir les sources de près, comme les historiens l’ont fait, la prise de Ceuta n’est qu’un épisode parmi d’autres dans la rivalité séculaire entre la couronne portugaise et les pouvoirs musulmans nasride et mérinide. Il y est bien question du contrôle du détroit de Gibraltar, mais parce qu’il commande le négoce maritime entre la Méditerranée et la façade atlantique de l’Europe : pas parce qu’il ouvre sur le Grand océan qui conduit en Asie.
La conquête de Ceuta, d’ailleurs, c’est un surprenant point de départ, quelque chose comme l’Iliade à l’envers : la grande bataille qui décide de tout, mais placée en début de récit. Achille qui tue Memnon en lever de rideau – presque une bévue de scénariste.
Puis, c’est un carnage, pas une guerre en dentelles. Un mercenaire français, Antoine de La Sale, raconte qu’une fois les portes de la ville enfoncées, les soldats portugais combatirent dans les faubourgs « jusqu’au coucher du soleil, sans pièce de harnais désarmer ». Gomez Eanes de Zurara – le chroniqueur officiel de la cour – écrit encore qu’au terme de la bataille, les rues étaient jonchées de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants, et que Jean Ier les fit tous jeter à la mer. Il faut beaucoup d’imagination  – et pas mal d’indécence – pour y voir le prologue glorieux d’une odyssée planétaire.
Et si la morale peinait à se faire entendre, comme il lui arrive souvent, il suffirait de donner la parole au portefeuille pour prendre la mesure du désastre. La prise de Ceuta coûte à la couronne la bagatelle de 280 000 dobras, soit une fois et demie le revenu annuel du royaume ! Même en admettant que les nobliaux aient de temps à autre besoin de tirer l’épée, ça fait quand même très cher la tuerie.

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Unknown

Questionnant sans relâche, comme le font les véritables historiens – et pas ceux qui sont simplement (chiens) « de garde » -, maniant en artiste scientifique le doute salvateur qui habitait, sur le mode de l’enchâssement, et là aussi à propos d’exploration, le « Hors du charnier natal » (2017) de Claro, se risquant joliment de temps à autre dans la direction de l’ironie tongue-in-cheek chère à l’Éric Vuillard de « La bataille d’Occident » ou, déjà, de « Conquistadors » (2009), Romain Bertrand nous offre une passionnante leçon, teintée d’un humour noir à sa façon, sur une certaine avidité capitaliste à l’oeuvre dans un moment d’histoire, et, surtout, sur la manière dont elle excelle à se déguiser en tout autre chose – si on l’écoute sans la confronter à ses points aveugles et à ses palinodies.

C’est l’alarme à Lisbonne. Pour tenter d’empêcher Magellan de se lier irrémédiablement à la couronne espagnole, Manuel Ier ne recule devant rien : flatteries, promesses de pardon et de richesses, menaces. Il recourt pour ses basses besognes aux services de son agent commercial à Séville, Sebastiáo Álvares.
À la mi-juillet 1519, Álvares se rend chez Magellan, qu’il trouve occupé à « remplir des coffres et des ballots de bouteilles, de conserves et d’autres choses », preuve de l’imminence de son départ. Sur la demande expresse de son souverain, Álvares manie la carotte et le bâton. Il assure Magellan que son retour au Portugal lui vaudra faveurs et louanges, tandis que seuls le déshonneur et l’infamie l’attendent s’il persiste dans ses intentions : « Et je lui dis qu’il était certain qu’il serait tenu pour traître pour avoir été à l’encontre des États de Votre Majesté. »
« Traître », tredor : le mot terrible, le mot sans retour est prononcé. Mais Magellan, tout à ses bagages, l’écoute d’une oreille distraite – et campe sur ses positions.
L’ire de Manuel Ier à l’encontre de son sujet félon est telle qu’il envisage d’en venir aux dernières extrémités. Le chroniqueur des Indes Antonio de Herrera nous apprend ainsi que « lorsque la nuit surprenait [Magellan et Faleiro] dans la maison de l’évêque de Burgos [le président du Conseil des Indes], ce dernier demandait à ses serviteurs de les raccompagner chez eux ». Les rues ne sont pas sûres : on craint le guet-apens et le coup de surin. Mais le monarque portugais renonce à son noir dessein, peut-être simplement faute d’assassins fiables sous la main. Il envoie toutefois une flotte de renfort aux Moluques pour intercepter l’expédition espagnole.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

Discussion

2 réflexions sur “Note de lecture : « Qui a fait le tour de quoi ? – L’affaire Magellan » (Romain Bertrand)

  1. Belle chronique très bien menée et qui donne envie de lire ce livre d’histoire. Et quand on parle d’Éric Vuillard je suis vite convaincu que c’est du sérieux. Merci

    Publié par Bibliofeel | 3 juin 2020, 17:38

Rétroliens/Pings

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