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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « À tous les airs » (Stéphane Vanderhaeghe)

Une incroyable ritournelle du cimetière, quête policière de la littérature sous les masques trop vite assignés.

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Publié en 2017 chez Quidam, deux ans après le si étonnant fading out de « Charøgnards », le deuxième roman de Stéphane Vanderhaeghe nous offre l’un de ces numéros de funambulisme littéraire dont la lectrice ou le lecteur se souviendra longtemps. Discrètement sous-titrée « ritournelle », en 190 pages, cette chansonnette obsédante, qui, à l’instar de celle de la faim chez J.M.G. Le Clézio, connote volontairement le stéréotype et affecte de nous y plonger en un bien étonnant baptême, va s’ingénier à déjouer, en cercles concentriques et en volutes discrètes, les attentes soigneusement préparées de la lectrice ou du lecteur.

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elle hésite -, tend l’oreille ? oui, un air, un petit air s’esquisse ou se dérobe, quelques harmoniques décousues comme soudain exhumées et portées par une lointaine rumeur. Qui approche, sourde et sereine, tournoie et s’enroule autour d’elle, bientôt s’en empare. On l’appelle Solange ou Lénore, Rosa ou Angèle, Anne ou Agnès, peu importe car dans les marges –
on hésite -, mais elle s’immisce dans quelques imaginaires désœuvrés où aussitôt au rythme des conjectures, des hypothèses et des fantasmes, d’une marge à l’autre elle va et vient comme d’autres arpentent une scène ou battent le pavé. Docile et envoûtante. On l’aurait, dit-on, aperçue une première fois aux abords du cimetière. C’est là qu’on fait tout commencer. Il semblerait qu’elle s’y rende fréquemment, jusqu’à deux fois par jour à ce qu’on raconte, et on en raconte au sujet de cette dame en apparence ordinaire malgré son accoutrement. Et tandis qu’on l’imagine à l’orée de son cimetière, qu’on l’observe là, qu’on la scrute à une distance hasardeuse, elle, oublieuse, paraît se languir comme à l’entame d’une histoire tout en ellipse, tout en raccord, ballottée à la marge de pensées apocryphes qu’agitent et aiguisent toujours plus la rumeur et les cancans tournaillant dans l’air, quand – (…)
elle hésite -, puis dans une ritournelle sans fond se laisse déporter d’une marge à l’autre au gré des visions, fait tourner les têtes et valser les ombres.

Le cimetière d’une ville moyenne, en bordure d’une paisible zone pavillonnaire. Des filles et des dames, jeunes ou vieilles, Solange, Lénore, Rosa, Angèle, Anne, Agnès, Olga, et d’autres, qui en hantent les allées, qu’il pleuve, qu’il neige ou qu’il vente, pour veiller et entretenir les tombes de quelques êtres chers dont elles sont, chacune, peut-être, les gardiennes à leur façon. Quelques enquêteurs de la gendarmerie, en plein criblage du voisinage, car, autour de ce cimetière, informations précises et rumeurs policières se sont empilées pour dénoncer quelque délit ou crime en cours, terrible, peut-être, indicible ou trop complexe à identifier et formuler, sans doute.

Tandis que l’un des gendarmes semble profiter de l’enquête de voisinage pour entamer la patiente séduction d’une ou plusieurs de ces habituées du Lieu – mais n’est-ce pas plutôt une habileté de sa part ? -, de brefs monologues enchevêtrés, tableaux éclairs instantanés, pensées arrachées au tourbillon des jours semblables, nous révèlent peu à peu que derrière ces anodines femmes fleuristes, sarcleuses et nettoyeuses, d’intimes secrets se dissimulent, avec plus ou moins de détermination ou de férocité. Certains passés enfouis inquiètent, fascinent, déroutent le lecteur. De sombres menaces, bien inattendues au cœur de cette ronde si tristement banale, pointent, intriguent, cherchent peut-être à émerger.

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– Gendarmerie nationale, vous permettez ? ça ne prendra que quelques minutes. Merci bien – madame… ? Très bien, comme ça se prononce, j’imagine ? (Notez adjudant : ) S-P-O-G-? pardon, S-P-O-E-G-, c’est ça ? E dans l’O, d’accord, G-L-E-R, parfait !… Charmant, chez vous, dites-moi, madame Spœgler. Ça fait longtemps que vous habitez dans le quartier ? Ah, je vois. Bien, laissez-moi me présenter : je suis nouveau dans le coin, je viens d’être nommé, mutation, et on m’a dépêché pour prendre en charge cette affaire du cimetière, comme on l’appelle déjà à ce qu’il paraît, et nous enquêtons dans votre quartier ; vous en avez peut-être entendu parler. La presse, à ce qu’on m’a dit, s’en est fait l’écho ces derniers temps et l’affaire, que je découvre moi-même, un truc assez sordide pour ce que j’en comprends, c’est-à-dire à ce stade pas grand-chose, je vous l’accorde, serait sur toutes les lèvres… Non ? Vraiment ? Bon, sinon, je, euh…, oui, voulais vous demander : n’avez-vous rien remarqué d’étrange ces derniers temps dans le quartier ou aux abords du cimetière ?

Cette quête qui ne dit qu’à peine son nom devra-t-elle in fine s’appuyer sur ces jeunes fans de métal qui rôdent à proximité, satanistes potentiels ou simples trafiquants rusés ? Sur celle qui consacre ses jours au culte d’un écrivain maudit dont elle est dépositaire de l’œuvre ? Sur celle qui vit par procuration la vie de sa mère morte en la mettant au monde, sous le regard impitoyable d’un père ivrogne et néanmoins rancunier ? Sur celle dont nul ne peut dire si en elle, c’est la dévotion intense ou la dépression profonde, sans arrêt aux prises, qui va l’emporter ? Sur celle dont l’ultime bréviaire et le rituel de survie prennent désormais la forme d’un catalogue de vente par correspondance ? Sur celle qui, entre toutes, dissimule ici, peut-être, dans la terre des tombes et le sable des allées, un authentique passé criminel ? Et si, de plus, certaines de ces femmes se mêlaient, s’échangeaient, se confondaient subtilement ? Comment y retrouver les fils de la raison ?

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Une pluie fine et continue orchestre une mélodie monotone en marbre majeur, étouffant au loin les quelques rythmiques au tempo libre et flottant des pieds qu’on traîne dans le gravier. Elle est fidèle à son poste, comme chaque jour à la même heure, arborant à présent un fichu plastique sur son couvre-chef – une cagoule noire, qu’on prend pour le vestige d’un passé incertain, lui recouvre entièrement le visage ; seule une paire de lunettes aux verres étoilés par la pluie (à moins qu’il ne s’agisse d’un accident, qui sait ?) est posée en équilibre sur le bout de son nez. De sorte qu’au fond il pourrait très bien s’agir de quelqu’un d’autre – Rosa, si c’est bien elle, a toujours su se fondre dans la masse ; se faire oublier, elle qui n’oublie pas, voilà sans doute ce qu’elle sait faire de mieux dorénavant. Se dit-on. Malgré les apparences – ses baskets, ses baskets ! -, elle tire toutes les ficelles de l’incognitude.

Une ritournelle se doit d’être répétitive, danse hypnotique d’apparence anodine qui, pourtant, déplace la réalité par petites touches presque invisibles, pour amener le récit et le lecteur là où le pouvoir de la narration doit se confronter au succès ou à l’échec, dans le choc des indices, accumulés avec une terrifiante patience, et de la volonté de l’écrivain, qui s’est exposé aussi à se laisser gagner par l’endormissement de la ritournelle, à son labyrinthe de sons ténus et de pas de danse à peine esquissés, au risque de n’en pouvoir sortir, ou de devoir rechercher l’explosion libératrice.

Le cimetière, lieu suggérant le fantastique par excellence, convergence du passé, du présent et du futur, peut-il s’arracher à son propre destin mortifère, évidemment écrit ?

C’est le langage seul, magique, avec ses ruses et ses changements de tonalité, qui tient cet étrange édifice, qui gère cet équilibre extrêmement instable entre le vide de quotidiens habités de rituels insensés et l’imagination, rôdant partout, de choses secrètes ou indicibles qui y seraient dissimulées, créant avec cet « À tous les airs » une incroyable leçon de fantastique chimérique et une surprenante réflexion sur ce qu’est l’essence de la narration. Un langage qui sait faire tourner et retourner les sens pourtant aux aguets, maniant les personnages en quête d’auteurs comme les vols effleurant les nids de coucous, un langage qui ruse et virevolte pour nous offrir aussi, comme en prime, des instantanés de littérature majeure, dans lesquels par exemple (saisissant) Amédée Fleurissoire et son moustique seraient remplacés par Solange Spœgler et son catalogue de vente par correspondance, en un inoubliable combat avec l’ange.

Pelisse sur le dos, elle arrive sous une pluie battante qui noie sur son visage les quelques traces d’émotion qu’on pourrait y trouver en d’autres circonstances. Quelque chose – un mauvais rêve ? un souvenir ? une info à la radio peut-être ? la météo ? – semble la préoccuper. Elle s’engouffre dans les allées qu’elle dévale les unes après les autres, son pas aussi décidé que jamais, mais la petite moue à coup sûr caractéristique figée sur ses lèvres témoigne d’une certaine distance aujourd’hui. Elle est là sans être là, on dirait, à l’instar de ces figurants qu’on emploie pour combler à l’arrière-plan les lacunes dans une histoire qui n’est pas la leur : s’ils s’efforcent de jouer leur rôle, puisqu’on le leur demande, ils aspirent néanmoins à d’autres récits écrits sans ambages à leur intention ; des récits non empruntés, peuplés de personnages sur mesure, comme taillés pour eux, qui leur ressemblent et qu’ils comprendraient. Dirigée par la rumeur, Léona mettra toutefois autant de cœur à l’ouvrage que s’il s’agissait de sa propre histoire – c’est une pro, qui en douterait ? Tandis qu’elle avance d’un pas précis dans les allées du cimetière, un chat réfugié quelque part à l’abri d’une stèle ou d’une autre, effrayé probablement par la résolution de ses mouvements et l’eau qui gicle à l’occasion sous l’air comprimé de ses semelles, soudain prend la fuite.

La librairie Charybde (129 rue de Charenton 75012 Paris) aura la joie d’accueillir Stéphane Vanderhaeghe pour fêter le lancement de l’ouvrage, le jeudi 5 octobre à partir de 19 h 30.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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