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Notes de lecture 2017, Nouveautés

Note de lecture : « Sigma » (Julia Deck)

Un réseau d’espionnage cherche à neutraliser la puissance subversive d’un tableau moderne. Une remarquable fiction conspirationniste, d’une extravagance réjouissante.

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«Il se trouvait enfin dans sa Suisse adorée, la patrie spirituelle des espions de naissance», peut-on lire en exergue à «Sigma», le formidable troisième roman de Julia Deck paru en septembre 2017 aux éditions de Minuit. Il n’est pas surprenant que Julia Deck, dont les héroïnes des deux premiers romans, «Viviane Elisabeth Fauville» et «Le triangle d’hiver», menaient une existence tissée de mensonges et de dissimulations, ait placé ce roman sous le signe de John Le Carré avec cette citation de son roman «Un pur espion» (1986, Robert Laffont).

«Sigma, opérations helvétiques, pour Sigma, direction exécutive, Berne, le 15 mars, 17 :50

Nous apprenons qu’une œuvre disparue du peintre Konrad Kessler referait surface aux alentours de Genève. Depuis la fin du siècle dernier, notre Organisation tente de contenir l’influence de cet artiste subversif. Mais sa renommée ne cesse de croître malgré nos efforts, et la réapparition d’une pièce maîtresse risque d’augmenter encore son pouvoir de nuisance. Sauf avis contraire, nous activons nos réseaux afin que la réception de l’œuvre se déroule de manière conforme à nos critères.»

Sigma désigne une Organisation tentaculaire, un énigmatique réseau international d’espions, dont les noms de division et le mode de communication formaté laissent supposer qu’elle est structurée comme une multinationale – un monde dont Julia Deck avait commencé à explorer les arcanes scandaleuses dans le recueil «En procès» (2016, Inculte), avec son texte évoquant l’affaire Triangle Péchiney.

® Olivier Roller, Figures du pouvoir

La rumeur de la redécouverte d’une toile disparue du peintre Konrad Kessler a attiré l’attention de l’Organisation. Une galeriste, un universitaire de renom et une étoile montante du cinéma s’agitent autour d’Alexis Zante, banquier d’affaires dépressif et fin collectionneur, sous l’impulsion des agents de Sigma, qui tirent les ficelles en sous-main, pour que Sigma prenne le contrôle de la destinée de ce chef d’œuvre et annihile tout risque de sédition.

À l’inverse des agents du CFR (Consortium de Falsification du Réel) mis en scène dans la trilogie d’Antoine Bello, ceux qui s’expriment dans «Sigma» ont des postes subalternes au service de leurs «cibles», assistants ou secrétaires particuliers qui se doivent d’être intelligents, manipulateurs et corvéables à merci. Loin d’être les pions désirés du système, ils ont des frustrations légitimes et pimentent le récit de leurs multiples failles et indocilités. Les visées de l’organisation apparaissent dans toute leur clarté cynique et froide pour maintenir l’ordre établi à tout prix, éviter la dérive des mœurs, garantir l’harmonisation de la pensée et tuer dans l’œuf toute idée neuve.

Avec une narration chorale, constituée des rapports des agents de Sigma et des commentaires et réponses internes de l’Organisation, Julia Deck nous offre un roman ironique qui dévoile le cynisme absolu d’une organisation ayant tissé une toile d’araignée pour contrôler les personnalités potentiellement influentes, du monde des affaires, de la science ou de l’art. Avec une grande finesse et beaucoup d’invention, surpassant Iain Banks dans «Le Business», elle compose une forme de narration complexe, reflet jubilatoire de la pieuvre qu’elle dépeint.

«Sigma, opérations helvétiques, pour Sigma, direction exécutive, Genève, le 25 juin, 23:46

Les cibles Zante, Stalker, Elstir et Lestir se rendront dès demain au chalet du couple, à Davos, et cela sans leurs assistants. Pour éviter que la situation ne prenne un tour décisif à notre insu, nous faisons installer dans l’intervalle tous les dispositifs de surveillance adéquats.
Pour information, nous avons temporairement réaffecté l’agent Bobillard à nos services administratifs. Cette excellente professionnelle supporte mal le désœuvrement. Nous lui avons donc confié l’archivage de l’opération Boulmer, close en février dernier après que l’homme d’affaires, égaré dans l’alcool et les pratiques érotiques non conventionnelles, eut été rappelé à son devoir par le truchement de nos services.»

Un roman remarquable dont Johan Faerber parle très justement sur Diacritik ici.

Julia Deck sera l’invitée de la librairie Charybde le 4 octobre prochain en soirée pour fêter la parution de «Sigma» et nous nous en réjouissons.

 

À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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