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Notes de lecture 2016

Note de lecture : « La Neige de saint Pierre » (Leo Perutz)

Une fable introspective et fantastique en forme d’avertissement contre la manipulation des masses et le totalitarisme.

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RELECTURE

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 «Lorsque la nuit me libéra, j’étais une chose sans nom, une créature impersonnelle qui ne connaissait pas les concepts de «passé» et d’«avenir». Plusieurs heures durant, mais peut-être aussi seulement l’espace d’une fraction de seconde, je restai allongé, dans une sorte de torpeur à laquelle succéda un état que je ne saurais plus décrire à l’heure qu’il est. Si je disais qu’il s’agissait d’un état de conscience vague, imprécis, allié à un sentiment d’indétermination totale, je n’exprimerais que de façon imparfaite ce que cet état avait de particulier et de singulier.
Il serait aisé de dire que je flottais dans le vide. Mais ces mots n’ont aucune signification. J’avais simplement le sentiment que quelque chose existait, mais je ne savais pas que j’étais moi-même ce quelque chose.»

Débutant lorsque le narrateur, Georg Friedrich Amberg, émerge du coma, ce roman de l’écrivain autrichien Leo Perutz (1882 – 1957) publié en 1933, traduit par Jean-Claude Capèle pour les éditions Fayard (1987) et réédité chez Zulma en 2016, est placé d’emblée sous le double signe du fantastique et de l’incertitude.

Fils d’un historien de renom et orphelin précoce, Amberg est devenu médecin par obligation et non par vocation. En 1932, il a décidé de quitter Berlin engagé par le baron von Malchin comme médecin communal dans le village de Morwede en Westphalie, lieu archaïque et lugubre plongé dans un épais brouillard, où il y a quelque chose dans l’air qui ressemble à une catastrophe.

Attaché aux cultures ancestrales pour l’exploitation de ses terres, partisan de la monarchie, le baron von Malchin travaille à une recherche scientifique, qui vise à faire renaître l’ardeur de la foi religieuse à l’aide d’une drogue, à restaurer une monarchie de droit divin et à asseoir sur le trône son fils adoptif Federico, héritier prétendu des Staufen. Il est assisté dans ses recherches aux buts douteux et mégalomaniaques – qui semblent anticiper la découverte du LSD et l’affaire du pain maudit de Pont-Saint Esprit magistralement évoquée par Claro dans «Tous les diamants du ciel» – par une jeune femme au charme irrépressible que le narrateur a connu et côtoyé à Berlin.

«Pas un instant je n’avais eu l’impression que le baron était un original ou un rêveur, au contraire, je pressentais un danger qui émanait de lui et qui menaçait ma personne et le monde dans lequel j’avais vécu jusque-là. Je refoulai cette inquiétude grâce aux doutes et aux réticences qui se manifestèrent en moi, et pendant un moment, mon esprit fut agité par des pensées et des idées confuses, absurdes et contradictoires. Je me rendis compte tout à coup que j’avais de la fièvre.»

Lorsque le narrateur se réveille après ces événements dans son lit d’hôpital, il est convaincu d’avoir été hospitalisé cinq jours auparavant, affirmation démentie avec force par l’infirmière qui affirme que la durée de son coma a été de cinq semaines. De même, ses souvenirs du drame terrifiant qui l’a conduit ici ne concordent en rien avec le récit qu’en fait le personnel médical.

Rêve ou fantasmes, cauchemar ou complot ? L’odeur discrète de chloroforme dont est imprégné l’appartement d’Amberg à Morwede, ses doutes répétés sur l’histoire qu’il est en train de vivre, sur le possible dédoublement de sa personnalité tandis qu’il exerce dans l’ambiance oppressante de ce village, tous ces éléments entretiennent l’incertitude au cœur d’un récit indécidable, récit fantastique et d’anticipation, enquête policière aux résonances métaphysiques et histoire d’amour, en ce sens un roman du point aveugle d’un auteur qui fut logiquement admiré par Jorge Luis Borges.

Soulignant l’aliénation de la réalité dans des buts de pouvoir et de contrôle des masses, reprenant les thèmes de la tromperie et de l’affabulation au cœur de toute son œuvre, il n’est pas étonnant que ce livre, qui semble annoncer la folie sans limites du totalitarisme, fut interdit par les nazis dès sa parution.

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À propos de Marianne

Une lectrice, une libraire, entre autres.

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