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Notes de lecture 2014

Note de lecture : « Contagion » (Brian Evenson)

Huit nouvelles pour désosser les corps et mettre à vif les substances intimes des religions révélées et des mythes fondateurs triomphants d’une Amérique pathologique.

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Publié en 2000 (et traduit en français en 2005 par Claro au Lot 49 du Cherche-Midi), le deuxième recueil de nouvelles de Brian Evenson, en huit coups, poursuit et amplifie le réjouissant, noir, malicieux et légèrement halluciné processus entamé six ans plus tôt avec « La langue d’Altmann » (son premier roman, « Père des mensonges », étant paru entretemps).

Dans l’intervalle, comme le rappelle l’excellent et très complet article de Ben Ehrenreich, « The Bad Mormon », dans The Believer de mai 2003), face aux sévères mises en garde reçues de sa hiérarchie universitaire et religieuse par ce Mormon alors professeur de littérature à Brigham Young, déclenchées par quelques plaintes amères de parents d’étudiants (« Nous ne voulons pas que ce genre de choses puisse émaner de notre institution. Nous ne parlons pas de la littérature en général, mais d’une peinture extrême, brutale, sadique et sauvage de la violence humaine. »), Brian Evenson avait choisi de quitter son poste universitaire et d’être prêt à perdre son appartenance religieuse si le choix entre l’église et l’écriture lui était à nouveau imposé.

La littérature ne semble vraiment pas y avoir perdu au change. Ils ne sont pas si nombreux, les écrivains qui peuvent manier chaque nuance de style et de registre, usant à la perfection de ce que connotent répétitions obsessionnelles, rituels vides de sens ayant percolé dans le langage des protagonistes, ou mots-outils dont la croissance envahissante a absorbé les résidus de signification aux alentours, que ce soit justement dans « La polygamie du langage », sur fond trouble et crépusculaire de serial killer « en toute innocence », de survivalisme exacerbé, de petite ville américaine aux abois et de fin du monde proche ou déjà là, ou bien dans la nouvelle qui la suit immédiatement, « Deux frères », plusieurs fois primée, et sa terrifiante peinture au dissolvant de l’essence même de la secte millénariste fondamentaliste, même et surtout réduite à un père, une mère, et leurs deux fils, et de ce qu’elle véhicule de « déjà présent » partout ailleurs, simplement condensé et exacerbé…

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« Durant les premiers jours de l’automne, grâce à l’argent et aux provisions que les deux polygames avaient volés et que j’avais récupérés en les tuant, je pus rester dans l’abri. Là, j’espérais enfin réussir à exprimer par écrit des pensées qui, une fois correctement formulées, résoudraient le problème de tout langage possible. Le problème me hantait déjà bien avant que je tue les polygames, même si ce n’est qu’en récupérant l’argent et les provisions des polygames qu’une solution me parut possible. On pourrait objecter, comme le firent d’ailleurs les deux polygames, qu’en l’absence de compétence officielle dans le domaine linguistique, la solution au problème de tout langage ne pouvait que m’échapper et me dépasser. Je savais pourtant que cette compétence officielle était exactement ce qui avait empêché jusqu’alors l’humanité de trouver la solution. Vierge de toute compétence officielle dans le domaine linguistique – doté seulement de la grâce terrible de Dieu – j’étais en mesure de comprendre tout ce qui avait échappé aux spécialistes du langage. Affranchi de toute théorie, j’allais résoudre le langage non à distance, mais de l’intérieur. » (in « La polygamie du langage »)

« Papa Norton était tombé et s’était cassé la jambe. Il était allongé sur le sol du vestibule, le tapis tout plissé sous son dos ; la pointe râpeuse d’un os déchirait son pantalon au niveau du genou. « J’ai eu une vision et j’ai tout vu », dit-il en grognant sous l’effet de la douleur. « Dieu a établi la façon dont nous devons procéder. Il interdit à Aurel et Theron de quitter la maison, car Dieu les avait choisis pour attester les miracles qu’il allait accomplir en ces lieux. À maman, il interdit d’appeler une ambulance en la menaçant des flammes éternelles, car sa vie concernait Dieu et Dieu seul. » (in « Deux frères »)

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Sur l’obsession du classement et de l’efficacité sociétale de la psychologie comportementaliste, et de sa féroce adaptation aux forceps telle qu’elle est pratiquée de nos jours dans beaucoup d’organisations, la nouvelle « Interne » nous offre une mystérieuse étude universitaire in vivo – à moins qu’il ne s’agisse de tout autre chose.

« Rauch a tendance à envelopper toutes ses opérations de mystère. Il s’adresse souvent aux autres (ou en tout cas à moi – qui suis « tout sauf l’interne typique ») avec un air de conspirateur. Mais il est difficile de savoir avec certitude si l’on est un conspirateur ou l’objet d’une conspiration. Les étudiants de deuxième année chapeautés par Kagen m’ont conseillé d’éviter tout contact avec Rauch, et ce malgré sa réputation. Quand je leur demande des explications, ils se contentent de secouer la tête. J’ai honte de reconnaître que, parfois – peut-être à cause de leur avertissement, peut-être en vertu d’une gêne réelle -, je me cache de Rauch. Si je l’aperçois qui s’avance dans un couloir, je pousse la première porte qui se présente, même s’il est arrivé un jour que cette porte donnât dans un cagibi. Bien que Rauch soit à la fois mon médecin chef et mon supposé mentor, il a sur moi un étrange et continuel effet. Je le préfère dans l’abstrait, réduit à une signature ou une lettre de recommandation. » (in « Interne »)

Deux nouvelles sont dignes de l’oppression hallucinatoire qui peut se dégager des meilleures tentatives en forme courte de Philip K. Dick, que ce soient les demi-frères suicidaires voulant – peut-être – rejoindre leurs mères elles-mêmes suicidées, et la surveillance incessante dont ils doivent faire l’objet, dans « En deux », ou bien le carrousel éternel de la collecte de clés tombées au sol par un fils que son père n’encourage pas, tout à son obsession des rats qui, un jour, reviendront, dans un labyrinthe souterrain toujours à explorer, dans la pièce maîtresse qu’est « Le fils Watson », où pourraient résonner certains des dérangeants accents du « Funnyway » de Serge Brussolo.

« La connaissance qu’il a de son père vient des dessins et poèmes de son père. Son père a fait mention de milliers de dessins, de rats. Brey n’a trouvé qu’une seule feuille de papier comportant deux dessins à l’encre, collée sous le lavabo. Le trait en est estompé, mais la forme des rats y est encore retenue. Souvent, Brey dessine des rats sur la table avec ses doigts. En cela, il se considère comme l’enfant de son père. Il a arraché des pages de ses carnets et a dessiné des rats dessus, les laissant aux intersections pour que son père les trouve. Les dessins ont disparu, mais son père n’en a jamais parlé. Peut-être les dessins sont-ils réussis au point que le père de Brey pense que ce sont les siens. Peut-être les rats les ont-ils trouvés les premiers, et les ont détruits. » (in « Le fils Watson »)

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Dans ce recueil, c’est toutefois peut-être en revisitant, étripant et dépeçant certains mythes tutélaires du Far West que Brian Evenson atteint ses sommets : les mauvaises rencontres, la justice expéditive et les pièges de la prairie dans « Une pendaison » (dont on retrouve comme un distant écho dans le si réussi « Faillir être flingué » de Céline Minard), la foi missionnaire qui déplace les montagnes et convertit les sauvages incultes, dans « Prairie », et surtout, grâce à une extraordinaire analogie épidémiologique, l’extraction des significations réelles de ce héros de l’Ouest qu’est le fil de fer barbelé, dans « Contagion ».

« Ils ouvrirent la porte et la laissèrent ouverte. Il n’essaya pas de sortir. Il trouva préférable de rester où il était. Lentement, de façon presque imperceptible, le trou commença à se remplir, les objets remontant à la surface. Mais il n’avait pas envie de se lever et d’essayer de franchir la porte. Il préférait rester où il était. Le crayon était toujours dans sa main et il s’aperçut que l’instrument qu’on avait placé dans son autre main était un outil servant à fixer les barbes sur du fil. C’était un objet banal, qui n’avait rien de spécial, mais il n’arrivait pas à y croire : c’était comme si l’outil l’avait ramené à la conscience. Il mentionna la chose dans le carnet. Quand Glidden lut le passage en question, il acquiesça. – J’ai quelque chose à vous montrer, dit-il. » (in « Contagion »)

Deuxième étape de mon parcours avec Brian Evenson, qui renforce encore, après « La langue d’Altmann », ce sentiment de cheminer aux côtés d’un très grand écrivain, dont les mystérieuses et sauvages explosions, appuyées sur sa langue à la précision millimétrique, offrent en permanence une inquiétante réjouissance au lecteur.

Le livre est hélas épuisé depuis plusieurs années, et ne peut actuellement être déniché qu’en occasion. Le livre a été réimprimé, je suis joie, on le trouve par exemple ici.

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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