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Notes de lecture 2018, Nouveautés

Note de lecture : « 300,000,000 » (Blake Butler)

D’un gourou serial killer à une apocalypse américaine, ou comment emprunter un labyrinthe rusé pour évaluer la contamination du langage par la violence. Énorme.

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LECTURE EN VERSION ORIGINALE AMÉRICAINE

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Publié en 2014 aux États-Unis, le sixième roman de Blake Butler (le septième si l’on tient compte de la novella qui fut sa première œuvre de fiction en 2009) est sans aucun doute l’une de ces pièces littéraires majeures qui, tout en ne craignant pas d’affronter métaphoriquement certains chefs d’œuvre du passé, forgent leur propre technique et leur originalité radicale au fil des pages.

« 300 Million » est très loin d’être simplement une autre histoire de serial killer, thématique aujourd’hui usée s’il en est, simplement poussée à certains paroxysmes, ou bien une nouvelle fable d’apocalypse nécessairement à venir, même si c’est ce double matériau qui est à la racine de l’entreprise.

He who brought me brightest in the image of the human toward god was a series of shapes I knew as Darrel, though quickly I would come to see that’s not his name. His name had squirmed as any word, appearing burned into the pages of the unholy books composed alone in pens and tongues by men before we were we, beneath a sky propped up with our lunchmeat flab asleep and praying. Each syllable in how anyone would say his name would deform itself depending on whose mouth was being used, and so the name could lace within all language. His name appeared inside all ageless rails of light, invoked malformed in the mouths of all as corporations, entertainments, narcotics, art. But with my human mouth I called him Darrel, after the son I’d never have.

Si l’auteur a confessé en son temps en entretien avoir voulu initialement composer une sorte de « réponse », ambitieuse, au « 2666 » de Roberto Bolaño, il faut convenir avec lui également que le résultat final s’est fort éloigné du but initial, et que les spirales rusées de l’auteur argentin sont tout autre chose que l’objet littéraire bizarre (mais extrêmement et paradoxalement réjouissant) concocté par l’Américain de 35 ans (à la parution de l’ouvrage).

En inventant d’abord un serial killer casanier, se présentant comme habité par un dieu très ancien en quête de lui-même et de destruction, servi par divers jeunes marginaux qui lui trouvent ses victimes, trahi par un journal intime qu’annote désormais devant nous l’enquêteur en charge du dossier, Blake Butler utilise en les raffinant, en diabolique alchimiste, les clichés et les images ressassées de cette thématique pour en extraire un formidable et labyrinthique traité sur la contamination du langage et, partant, de l’esprit humain. On songera certainement au William Gass du « Tunnel », dont le narrateur machiavélique tente d’imposer sa contagionà la lectrice ou au lecteur, et dont la causticité résonne à coup sûr avec celle de ce « 300 Million ». On songera peut-être plus encore aux travaux d’orfèvre de Brian Evenson, car c’est bien au moins autant de médecine des virus métaphoriques que de simple littérature du récit qu’il s’agit ici.

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FLOOD : Whether Gravey is using this opening disorientation voice as a way of disclaming his own actions I am unsure. He seems sometimes to be speaking directly to the reader, while at other times at ou or through you or around you; perhaps, forgive me, inside you. Frequently one gets the sense of several of these modes in play at once. There are as well perhaps still other modes I’ve yet to consider, though I hope that in my exploration of his words I can begin to draw out what lies underneath. Unfortunately, my transcription here removes the context of Gretch Gravey’s particularly mangled/child-eyed/dogshit handwriting, which even after just minutes of staring at gives me a fever.

En nous proposant d’abord un terrain devenu familier à travers la littérature et le cinéma, puis en orchestrant avec brio notre désorientation, Blake Butler renouvelle l’expérience du désordre que nous proposait il y a quelques années le Mark Z. Danielewski de « La maison des feuilles » : ici aussi, les annotations de l’enquêteur Flood font bien davantage que semer le doute à propos des discours et des actions de Gravey / Darrel, le tueur chef de secte dont nous tenons initialement le journal (à moins qu’il ne s’agisse d’un monologue intérieur schizophrénique, ou encore de tout autre chose qui se découvrira en temps utile) entre nos mains. Étude d’une rare contamination globale de la normalité par le mal radical, analyse rusée de la faiblesse  sociale et politique face à cela qui peut se répandre si aisément lorsqu’entrant en résonance avec une pulsion collective – comme une épidémie en effet, écheveau subtil de métaphores soigneusement trafiquées, « 300 Million » est tout cela. La variété des registres de langue adoptés pour conduire ce projet presque littéralement dantesque est en soi un véritable régal : l’auteur a minutieusement pensé le style, obsessionnel et hypnotique, composé à partir des confessions connues de plusieurs grands serial killers ou chefs de secte meurtriers, de même qu’il orchestre avec brio et humour froid et noir les diverses interventions d’enquêteurs, contre-enquêteurs et autre experts psychiatriques dont les annotations rythment et minent le carnet intime devenu désormais objet de travail au sein d’un « workgroup » à géométrie variable et aux identités fluctuantes.

Les moyens littéraires sont puissants et volontaires, la visée est ambitieuse : avec près de  500 pages, on ne peut que sincèrement souhaiter à la traduction (qui est annoncée pour janvier 2019, par Charles Recoursé chez Inculte Dernière Marge – on ne manquera pas de vous en reparler ici le moment venu) de se montrer à la hauteur de la minutie des mots, de la rage subtile développée vis-à-vis de nos fascinations culturelles pour la violence et pour le meurtre, et de la ruse narrative globale ici à l’œuvre,

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À propos de Hugues

Un lecteur, un libraire, entre autres.

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